Discours de présidence de Mgr Luc Ravel, archevêque de Strasbourg
Portrait : Claude Truong-Ngoc, Wikimedia Commons.
Le temps compté qui m’est imparti ne m’autorise qu’une courte salutation qui va à deux d’entre vous mais qui aura valeur pour vous tous.
Je salue d’abord le président de cette Académie, le Père Philippe Capelle-Dumont : votre invitation m’honore même si elle met en lumière mes incompétences à présider une telle séance, devant une telle assemblée, en un tel lieu. Elle m’a poussé à prendre le temps de venir et le temps de préparer, dans un agenda que certains jugeront serré.
Je salue ensuite Monsieur le Professeur Jean-Louis Vieillard-Baron, qui, naguère, avait tenté de m’enseigner les rudiments de la philosophie à l’université de Poitiers. Le jeune curé que j’étais alors y venait pour s’ouvrir à la pensée moderne et contemporaine. Vous m’aviez suivi dans un mémoire sur Le Silence des choses, inspiré de la pensée de saint Augustin et de celle de Husserl, placée en filiation de la première. Soyez-en encore remercié.
Mais vous nous aviez aussi inscrits dans la grande réflexion humaine sur le temps. Comment oublier les pages magistrales des Confessions en lesquelles Augustin s’interroge, à partir de son expérience mystique, sur le lien entre le temps et l’Éternité ? Or, précisément, j’aimerai déterrer cette question du temps au milieu des friches culturelles que présentent nos sociétés jadis qualifiées de chrétiennes. Votre Académie pourrait s’investir largement sur cette question : comment relever ensemble les défis du temps ?
Il y aurait pour cela une raison pastorale profonde que j’ébauche ici.
Il me semble que, au préambule de mon raisonnement, bien mieux qu’une perception de l’espace, la façon d’appréhender le temps résume à elle seule une culture. Par culture, j’entends ici un ensemble cohérent de processus mentaux, souvent très largement inconscients bien que producteurs et réalisateurs de notre vision de l’univers, de la société, de l’homme, de Dieu. De cette vision coulent ensuite une architecture esthétique, une organisation sociale, une éthique humaine, une spiritualité religieuse qui l’incarnent et qui la reflètent.
De là, je reviens au diagnostic de Paul VI, établi en 1975 mais qui n’a pas perdu de son actualité : « La rupture entre Évangile et culture est sans doute le drame de notre époque, comme ce fut aussi celui d’autres époques » (Evangelii nuntiandi, 20).
Ce drame de la rupture, fut-il celui d’un divorce avec l’espace christianisé ou, ce que je pense, d’une usure de la vision chrétienne du temps humain ? Évoquons ici le rythme hebdomadaire secoué malgré le droit du travail, l’année liturgique gommée dans ses fêtes, la liturgie des heures remplacée par le continuum de l’information, l’instant précieux évacué au profit de l’instantané volatile. Et, enfin, la disparition du sens évangélique de l’histoire, devenue pourtant, grâce au christianisme, linéaire et convergente, orientée et densifiée par l’Éternité.
On perçoit tout ce que ce divorce entre l’Évangile et la culture entraîne pour la foi et sa propagation. Et si la perte du sens chrétien du temps est bien la matrice de cette rupture, on comprend l’importance de renouer avec une vision chrétienne du temps, long ou instantané, durée ou horaire, moment opportun ou chronologie mesurable.
Le temps comme porche d’entrée pour des retrouvailles fécondes entre la foi et la culture est tout à fait promu par le pape François. Il invite précisément à reprendre le fil du temps en premier car « Le temps est supérieur à l’espace. »
« Les citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la lumière du temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme cause finale qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la construction d’un peuple : le temps est supérieur à l’espace… Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »
La Joie de l’Évangile, 222-223.
Toute la pensée du pape François cherche à transcrire l’action pastorale, non d’abord dans la rigidité de l’espace, qu’il soit terrien ou doctrinal, mais en priorité dans la fluidité du temps, dans sa force créatrice et rédemptrice, en cohérence avec une religion plus tournée à transformer le temps qu’à sacraliser des espaces. Notre Bible s’appelait jadis « l’histoire sainte » sans que personne n’y trouve à redire.
Alors que nous mettons nos meilleures énergies à combler des trous dans les territoires jusque-là serrés dans les filets de nos paroisses, tandis que nous usons nos forces à scruter les vides laissés entre les mailles de nos filets par les évolutions d’un monde qui ne marche pas exactement sur les chemins prévus par nos plans pastoraux, le temps nous devient étrange et étranger. Nous le laissons dériver hors de l’influx chrétien et nous nous fracassons nous-mêmes contre lui. Pas plus que les autres, les chrétiens n’ont du temps. Par ce fait, nous pouvons multiplier les espaces catholiques, étriqués ou ouverts, de pierres ou de rues, nous nous heurtons au manque de temps ou à un temps gorgé de non-sens, handicapé par une surcharge pondérale faite du mélange graisseux de notre suractivité et de notre stress.
Au mieux, nous surveillons le temps pour intégrer les évolutions du monde et prophétiser sur l’Église de demain. Ainsi, pensons-nous, nous saurons anticiper et préparer les lendemains qui déchantent par des pastorales de résistance. Dans ces tentatives, nos échecs furent plus nombreux que nos réussites.
Mais la question que je soulève, en jetant le temps sur le tapis de nos esprits, n’est pas tellement de deviner ce que seront le monde et nos communautés demain. Cet effort volontariste nous épuise. Il n’est pas assuré qu’il aboutisse. Dans tous les cas, il ne prend pas le temps lui-même comme thème. Dans ma lettre pastorale Le Temps de la jeunesse, je tente, par exemple, de prendre la question de la jeunesse par le bout du temps, c’est-à-dire en tant qu’âge de la vie. Depuis Romano Guardini, avons-nous été si nombreux à mener une réflexion théologique sur les âges de la vie ? Nos considérations pastorales s’affichent comme intemporelles. Souvent, elles négligent la pédagogie divine qui fonde les différences d’âge, les grâces et les dynamismes propres à chaque moment de la vie.
Je pense aussi à un autre exemple. On se gargarise d’une Église en marche sans nous fixer sur la marche elle-même, indépendamment des lieux où elle commence et où elle s’achève. « Face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement. » Le mot est d’un humoriste, Francis Blanche. S’il nous fait sourire, c’est que son trait est ajusté. Réfléchir le mouvement en lui-même : qu’est-il, comment se met-il en place, quelle énergie et quelle souplesse réclame-t-il ? La marche s’apprend, en tous cas celle qui fait de l’être humain un homme debout, celle qui fait d’un homme croyant un disciple-missionnaire.
Pouvez-vous armer intellectuellement l’Église pour qu’elle s’engage sur les sentiers défoncés d’un temps maltraité ? Pour qu’elle réponde à la soif de spiritualité qui s’exprime dans des recherches centrées autour d’un temps redevenu humain ? Cette quête est sensée même si, néanmoins et souvent, s’y glisse ce désir malin de tout maîtriser, et donc aussi le temps, par une existence immortelle, un aujourd’hui jouisseur, une seconde esseulée.
Jean-Jacques Rousseau proposait déjà (en 1762) « une éducation au temps ». Certaines municipalités se sont dotées aujourd’hui d’une « mission temps » au sein d’une association nationale Tempo territorial. Que fait l’Église pour proposer une écologie du temps, pour déployer une évangélisation du monde par une métamorphose du temps ? Le temps du sens ne devrait-il pas céder la place au sens du temps ?
† Luc Ravel