Le prix annuel de l’Académie catholique de France a été décerné en 2023 à Mme Sylvie Germain, écrivain.

Remerciement par Sylvie Germain

Messeigneurs, Mesdames, Messieurs,

 

En préambule j’adresse mes remerciements très chaleureux aux membres de l’Académie catholique de France pour l’honneur qu’ils me font en m’attribuant leur prix 2023. Voilà un bel encouragement au seuil de la nouvelle année pour poursuivre mon travail.

 

Mais de quel travail s’agit-il quand on parle d’écriture ? En quoi consiste-t-il ? Cela commence par un étonnement — un étonnement devant le monde, l’histoire, les humains. Dans l’enfance, ce sentiment est confus, ambiant ; tout est surprise pour l’enfant, tantôt émerveillement, tantôt effarement. Rilke parle à ce propos du « sage ne-pas-comprendre de l’enfant » devant les adultes toujours affairés à des activités et à des choses qui lui semblent importantes, alors que souvent elles ne le sont pas, et sont même très vaines.

Il y a en effet une sagesse, une douceur presque, dans ce « ne-pas-comprendre » qui tient en éveil, en état d’attention, de rêverie et de questionnement devant le monde et les autres. Cette sagesse encore nue se creuse jusqu’au vertige dans l’interrogation philosophique ; les penseurs grecs placent l’étonnement à l’origine de la philosophie. Il en va de même pour la recherche scientifique, et aussi pour l’écrivain : le « pathos » de l’étonnement est sa marque, peut-on dire en paraphrasant Platon.

C’est donc à partir de ce pathos que l’on se met en chemin d’écriture ; c’est mû par lui que l’on entre en travail d’écriture. Ce pathos originel peut prendre différentes formes, selon l’objet autour duquel l’étonnement s’est cristallisé. Cela peut être un évènement anodin (en apparence) ou tragique, survenu dans sa vie personnelle ou hors de sa sphère privée, dans la société ou plus largement encore dans l’histoire, passée ou actuelle. Georges Bernanos, qui est resté toute sa vie passionnément fidèle à l’enfant qu’il fut, et qu’il espérait voir reprendre « sa place à la tête de sa vie » à l’heure de sa mort pour entrer « le premier dans la Maison du Père », s’est pleinement engagé dans l’écriture romanesque quelques années après la terrible épreuve de la Première Guerre mondiale, à laquelle il avait pris part, et qui lui a révélé « la redoutable grimace de l’humanité moderne », selon Albert Béguin. Ce traumatisme est à l’origine de son grand roman Sous le soleil de Satan.

 

En ce qui me concerne, ce fut un très abrupt et bouleversant « ne-pas-comprendre »devant la violence à répétition continue des guerres, et particulièrement devant celle, véhémente, du temps de la Shoah et du temps des goulags, qui a déclenché le déclic romanesque. À l’évidence, la christianisation de l’Europe n’avait pas pénétré en profondeur l’esprit des gens, « le grain » des Évangiles « est tombé sur du sol pierreux où il n’y avait pas beaucoup de terre », pas beaucoup de pensée, bien peu de foi et d’étonnement spirituel, et lorsque un soleil noir s’est levé, il a brûlé, faute de racines (Marc, IV, 5-6). La plus féroce barbarie peut en effet s’épanouir au cœur de sociétés de haute culture. « D’où vient cette souveraineté encore si universelle des préjugés et cet obscurcissement des cerveaux en dépit de tous les flambeaux de lumière que la philosophie et l’expérience ont dressés ? L’époque est éclairée. […] D’où vient donc que nous soyons encore et toujours des barbares ? » se demandait déjà Schiller en 1795. La question reste posée, béante, car elle est toujours d’une brûlante actualité.

 

Le travail de l’écrivain s’origine donc dans un étonnement qui oscille entre l’enchantement devant le mystère de la beauté, celle de la terre autant que celle des créations humaines, l’émotion devant les actes de bonté, de pure générosité, dont sont parfois capables les humains, cette si discrète et admirable « petite bonté » qu’évoque Vassili Grosmann dans Vie et destin, et que Levinas a pensée dans son œuvre, et l’effroi devant le mystère du mal. L’oscillation se fait parfois écartèlement entre ces extrêmes, ces mystères aux antipodes : le miracle du bien, le désastre du mal. Et entre les deux, les remous des diverses passions humaines dans l’ordinaire des jours. Tel est le matériau mental du romancier : la complexité humaine, sa folie, sa fureur et sa fragilité, sa grandeur et ses médiocrités. Certains compressent ce matériau jusqu’à une compacité et une opacité extrêmes, privilégiant le négatif, la crasse morale, l’indigence affective, les pulsions mortifères, à l’exclusion des composants plus lumineux, d’autres tentent de le spiritualiser en tenant compte, précisément, de tous les composants. Comme le note Christian Bobin dans un de ses livres intitulé La Lumière du monde : « Le courage n’est pas de peindre cette vie comme un enfer, puisqu’elle en est si souvent un : c’est de la voir telle et de maintenir malgré tout l’espoir du paradis. »

Christian Bobin — ce remarquable conteur buissonnier dont je salue la mémoire avec gratitude, admiration et émotion — n’a eu de cesse d’arracher des bribes de lumière à la noirceur du monde, des brins de joie pure à sa grisaille, des bris de splendeur aux plus simples choses. « Le paradoxe, dit-il, est qu’on peut trouver de la lumière dans le noir de l’encre. C’est comme de la nuit sur la page, et c’est pourtant là-dedans qu’on voit clair. »

 

Le noir de l’encre, la nuit mouvante de la langue : tel est l’autre matériau de l’écrivain, ou plutôt son instrument pour travailler et rendre lisible le matériau premier, mental et imaginaire, qu’est l’intense ambiguïté de l’être humain. Écrire, c’est s’enfoncer dans « la nuit de l’encrier » dont parle Mallarmé, longue nuit qui nous précède et nous excède. Notre langue nous dépasse, aussi maîtrisé et original soit l’usage que nous puissions en faire, car elle nous préexiste, et nous domine. Elle a la force souveraine d’une loi avec son lexique, ses codes, ses règles grammaticales, ses normes syntaxiques. Et le vocabulaire, si vaste, qui s’offre à l’écrivain avec une prodigalité immense, est une mine labyrinthique où il doit avancer avec circonspection. Trouver le mot « juste », ou du moins le plus approprié pour traduire ce que l’on veut dire, est souvent un souci, parfois même une gageure, car aucun mot n’est simple. Les mots ont une épaisseur, un poids, une histoire; dès que l’on s’arrête sur un mot, que l’on interroge son étymologie, que l’on creuse jusqu’à sa racine, on découvre des strates de sens multiples, des réseaux de sens surprenants se déployant en un éventail aux tonalités très variées, et cela peut aussi bien éclairer la pensée que la désorienter, aviver l’imagination que la fourvoyer.

 

Les mots sont vivants : ils naissent un jour, on ne sait trop quand ni comment tant leur naissance est ancienne, ils croissent, bourgeonnent, se ramifient. Et ils rêvent, comme l’affirmait Bachelard, qui se déclarait lui-même « un rêveur de mots écrits ». Les mots pensent et rêvent, et en écho ils nous font penser, rêver.

Étant vivants, les mots sont mortels — ils meurent du mésusage qu’en font les locuteurs d’une langue au fil du temps, voire de la maltraitance dont ils sont l’objet quand on les casse, les abrège, les déforme, quand on les brutalise et les coupe de leurs racines. Ils meurent de notre négligence, de notre oubli, de leur remplacement par d’autres vocables plus dans l’air du temps, dont ceux du très pauvre et très appauvrissant globish. Ils meurent aussi simplement de vieillesse. Ils meurent quand ils ne font plus ni rêver ni penser. Ils retournent alors au silence, ce silence d’où ils sont sortis, dont ils sont pétris, et vers lequel, en fait, tend l’écrivain. « C’est même chose que d’aimer ou d’écrire, dit Christian Bobin. C’est toujours se soumettre à la claire nudité d’un silence. C’est toujours s’effacer. »

 

S’effacer devant le monde, devant les mots, pour faire place à autre et à plus que soi et donner une chance de transparaître et de luire à l’inouï du monde, à l’insoupçonné de la vie. S’effacer devant le monde pour mieux l’interroger, s’effacer dans les mots pour mieux parvenir au silence — mais un silence bruissant de souffle et de clarté — comme la poésie de Jean Grosjean, à qui je laisse le dernier mot, ou plus précisément : l’inachèvement du dernier mot, car celui-ci n’existe pas.

L’écriture est l’art d’omettre. Dire ce n’est pas tout dire. On ne voit les astres qu’à cause du vide. On entend le langage par ses silences.