Le prix annuel de l’Académie catholique de France a été remis le 27 janvier 2020 au père Jean Greisch, ancien professeur à l′Institut catholique de Paris (ICP) et ancien directeur de recherches au CNRS.

Éloge par Jean-Louis Vieillard-Baron

Jean Greisch reçoit aujourd’hui le prix de l’Académie catholique de France. C’est un honneur pour moi de prononcer son éloge en évoquant ce qui justifie cette distinction actuelle. Je ferai cet éloge en trois parties : l’homme tout d’abord ; en second lieu l’œuvre herméneutique ; enfin la dimension catholique de son travail en philosophie de la religion.

 

Pour brosser le portrait de Jean Greisch, je commencerai par rappeler sa brillante carrière universitaire, avant de donner ses caractères principaux, en soulignant que nous nous connaissons depuis longtemps, au début des années 1990, quand nous nous retrouvions tous les deux ans à Rome au centre de philosophie de la religion de l’université La Sapienza, dirigé alors par le regretté professeur Marco-Maria Olivetti. Bien avant, je l’avais invité pour un colloque à l’université de Tours, et il m’avait demandé un texte pour la publication collective de l’Institut catholique, Philosophie.

Jean Greisch est né en 1942 au Luxembourg, à mi-chemin entre la France et l’Allemagne. Prêtre, il a pratiqué philosophie et théologie au séminaire de Luxembourg. C’est en 1973 qu’il est entré à l’Institut catholique de Paris, où il fut un pilier de la faculté de philosophie jusqu’à sa retraite. Parallèlement, il entrait au C.N.R.S. dans le laboratoire de phénoménologie dirigé par Paul Ricœur et André Robinet, si je ne me trompe pas. Il fut doyen de la faculté de philosophie de l’I.C.P. à partir de 1986. À sa retraite, il fut appelé à l’université Humboldt de Berlin pour occuper la prestigieuse chaire Romano-Guardini, qu’avait fondée Helmut Kohl après la réunification de l’Allemagne. Entre autres tâches, il avait la charge d’organiser des colloques de philosophie chrétienne franco-allemands.

Les enseignements de Jean Greisch étaient très appréciés des étudiants de tous niveaux, quoiqu’ils fussent assez difficiles et techniques. Son humeur était d’une égalité parfaite ; il savait dire avec douceur à un étudiant qu’il avait encore beaucoup à faire pour être « de niveau », comme disent les professeurs allemands. Par ailleurs, dans toutes ses tâches administratives et les nombreuses réunions (l’Institut catholique n’est pas économe du temps de ceux auxquels il accorde sa confiance), Jean Greisch pratiquait l’attention double, écoutant ce qui se disait tout en lisant et annotant des textes qui n’étaient pas seulement des copies d’élèves. Ce don est très utile dans la vie professionnelle.

Lorenzo Lotto. Wikimedia.

J’admire en Jean Greisch le grand savant, le philosophe perspicace, et soucieux de spiritualité vivante. J’admire aussi le connaisseur des poètes, Saint-John Perse, Paul Celan ou Rilke. Il représente à mes yeux l’élite de la philosophie, l’interprète capable de commenter un tableau de maître comme un texte philosophique ; je ne prends qu’un exemple, celui de l’Annonciation de Lorenzo Lotto à la pinacothèque civique de Recanati (Italie). L’art témoigne de Dieu. « Cette annonciation, écrit Jean Greisch, est avant tout une hiérophanie, qui illustre de manière extraordinairement saisissante la signification du verset “À cette parole, elle fut troublée” (Lc 1, 29). Ce trouble est celui de la Vierge Marie, que l’artiste représente dans la partie gauche et en bas du tableau. S’écrasant presque sur le bord du tableau, elle tourne le dos au livre de prières et au monde familier de la piété et de la dévotion, en regardant le spectateur d’un regard apeuré, presque halluciné. Ses mains écartées expriment plus un appel au secours qu’un geste de consentement. Elle se trouve confrontée à deux personnages qui surgissent dans la cadre droit du tableau, à la manière d’envahisseurs. En haut, le Père céleste, vêtu d’un rouge vif, pointe son doigt vers Marie. En bas, l’ange Gabriel, majestueux, habillé en bleu, met le genou à terre. Son visage ressemble étrangement à celui de Marie ».

Ce qui me frappait aussi, c’est l’importance du récit en philosophie. Ricœur a très justement, mais sans grand succès, fait valoir l’importance de la narrativité dans les trois volumes de Temps et récit ; seul Jean Greisch a su tirer les conclusions de la nécessité du récit : en philosophie, en exégèse, il est nécessaire de raconter les données qui rassemblent les éléments dans une unité qui n’est pas l’unité démonstrative en logique. Le récit raconte l’Esprit de Dieu.

Ce qui domine la philosophie de Jean Greisch, c’est l’idée d’interprétation, qu’il a appliquée aux philosophes contemporains, en particulier à la philosophie allemande à partir du xixe siècle. Mais il ne s’est pas limité à celle-ci. Il est généralement considéré comme proche de Paul Ricœur, qui fut un maître d’envergure, un chrétien philosophe, un protestant attaché au protestantisme. Mais Paul Ricœur avait commencé en philosophie avec Dalbiez, et son premier travail écrit, son mémoire de D.E.S., fait sous la direction de Léon Brunschvicg, portait sur Lachelier et Lagneau, figures du spiritualisme français. Jean Greisch, luxembourgeois et donc de langue allemande et française, eut ce privilège de faire des études dans une université où philosophie et théologie n’étaient pas aussi séparées qu’en France. À l’égard de la tradition française, la foi et la raison sont totalement étrangères l’une à l’autre, ce qui est faux en réalité et relève d’un a priori laïque et anticlérical. Jean Greisch n’a pas eu les mêmes préjugés de laïcisme laïcisant que Paul Ricœur, qui, de ce point de vue, pratiquait la philosophie à la manière des spiritualistes qui ne faisaient jamais état de leur foi chrétienne. Avec sa verve habituelle, le grand philosophe médiéviste Étienne Gilson raconte : dans les années 1920, « Léon Brunschvicg me prit un jour à part en me disant : “Je veux vous montrer quelque chose qui vous fera plaisir”. C’était une lettre où Jules Lachelier rappelait à son correspondant que, pour lui, il y avait des dogmes religieux et que sa pensée personnelle en tenait compte. J’apprendrai ainsi, tard dans ma vie, que Lachelier était catholique ; au temps où j’étais étudiant, je n’en avais rien su. Victor Delbos était-il catholique ? On le disait, mais rien dans son enseignement ni dans ses écrits n’autorisait à le dire. […] Cet enseignement se voulait “neutre”. » (Le Philosophe et la théologie, p. 33). La neutralité en matière religieuse joua un rôle décisif chez Ricœur, par la séparation radicale entre son œuvre philosophique et ses travaux d’exégèse, menés avec André La Coque, et au Canada plutôt qu’en France. Mais, à la différence de Jean Greisch, Paul Ricœur avait intériorisé la frontière rigide qui séparait pour lui philosophie et théologie. Le texte très instructif à ce sujet est celui qu’ont publié Catherine Goldenstein et Jean-Louis Schlegel, Vivant jusqu’à la mort (Paris, Le Seuil, mars 2007). Ce document de premier ordre est strictement philosophique. On remarquera l’absence voulue de l’espérance chrétienne, de l’au-delà. Ricœur se méfie de l’imaginaire, et il nomme « imaginaire » tout ce qui touche à la survie éventuelle de soi et des autres, tout ce qui est de l’ordre des certitudes affectives concernant la communauté des vivants et des morts, autrement dit la « communion des saints ». Plus hardi, quoique incroyant, Bergson avait reconnu le caractère très philosophique du dogme de la « communion des saints ». La phénoménologie privilégie les certitudes perceptives sur les certitudes affectives. Avec Jean Greisch, la raison se libère et la philosophie ne recule pas devant la foi chrétienne. Il ne s’agit pas ici de polémique, ni de dogmatisme. Il s’agit de philosopher sans frontière.

On pourrait s’étonner du fait que Jean Greisch, prêtre catholique et philosophe chrétien, ait eu pour première spécialité l’œuvre de Heidegger. C’est en effet le philosophe du xxe siècle qui a le plus fermement refusé l’expression de « philosophie chrétienne », tout en affirmant que sa « provenance » (Herkunft) théologique expliquait son souci de la pensée.

Jean Greisch situe sa démarche sous le signe de l’herméneutique, ou savoir de l’interprétation. Cela n’implique aucun scepticisme, aucune affirmation que toutes les théories se valent, aucun « éclectisme » au sens banal du terme.

Ricœur, quand il parlait d’herméneutique, renvoyait systématiquement au Peri Hermeneias d’Aristote. Et c’est là encore qu’on voit l’originalité de Jean Greisch. En effet, la philosophie française renvoie toujours, comme à un recours suprême, à la pensée antique, et en particulier à la philosophie grecque. Le seul cours de Ricœur qu’il ait fait dactylographier et diffuser est un cours tenu à l’université de Strasbourg, durant l’année 1953-1954, Être, essence et substance chez Platon et Aristote, cours polycopié que les étudiants de ma génération s’arrachaient. Ricœur ne fait pas œuvre d’historien ni de philologue ; il interroge Platon et Aristote sur le problème philosophique de Dieu. Mais il pratique une herméneutique libre et questionnante, et ne conclut pas. Il constate l’opposition entre une philosophie de l’essence (Platon modernisé) et une philosophie de la substance (Aristote modernisé).

 

L’herméneutique, telle que Ricœur la pratiquait, était une philosophie morale axée sur le problème du mal. Chez Jean Greisch la raison herméneutique réinvestit les questions métaphysiques fondamentales, l’Esprit et Dieu. Les deux dernières parties de L’Âge herméneutique de la raison portent sur ces grandes questions traditionnelles.

Une philosophie de la religion repose sur une méthode bien déterminée, et sensiblement différente de celle de Ricœur. Pour comprendre ce que signifie « interpréter », Ricœur avait commencé par lire Freud de près, la psychanalyse étant la forme vive de l’interprétation. Il en résulta un grand livre, De l’interprétation, Essai sur Freud (Paris, Le Seuil, 1966). Ricœur commence par étudier la Traumdeutung de Freud, là où Jean Greisch commencera par l’interprétation des symboles dans la Bible. La recherche du sens implique d’aller au-delà du sens explicite pour trouver le sens vrai. Comprise ainsi, l’herméneutique interdit tout dogmatisme et toute unilatéralité. En tant qu’herméneutique philosophique de la religion, elle se précise comme herméneutique de la liberté religieuse.

La réflexion herméneutique aborde nécessairement le problème de l’histoire. La tradition devient « espace d’expérience qui va de pair avec un horizon d’attente » (Le Buisson ardent, III, p. 774-775). Très rigoureusement, Jean Greisch peut écrire : « Une religion qui nous propose un espace d’expérience déterminé à tous égards risque fort de n’être qu’une simple idéologie ; une religion qui ne spécule que sur les lendemains qui chantent est une illusion sans avenir ». La tâche de la philosophie herméneutique de la religion sera de confronter la foi « à la polarité idéologie-utopie qui reflète les deux visages complémentaires et indépassables de l’imaginaire social ». L’herméneutique chrétienne doit nécessairement rompre avec le structuralisme de Lévi-Strauss et l’analyse horizontale des mythes.

Avec Jean Greisch, le « paradigme herméneutique » se précise et s’approfondit. La raison herméneutique se définit comme « le résultat d’une greffe du concept d’interprétation et de compréhension sur l’idée phénoménologique d’intuition » (Le Buisson ardent, I, p. 69).

Pour réaliser ce programme, fixé et envisagé par Paul Ricœur, Jean Greisch élabore un paradigme nouveau en philosophie de la religion, celui d’une « phénoménologie herméneutique de la religion », philosophie de la finitude, peut-être excessivement modeste en philosophie, pour laquelle les médiations langagières des sentiments sont inséparables des médiations culturelles et historiques. Or, écrit Jean Greisch, « chacune de ces médiations requiert un travail spécifique d’interprétation » (Le Buisson ardent, III, p. 251). La raison herméneutique ne vise pas à expliquer l’intuition philosophique religieuse par les circonstances, ce que ferait la sociologie ou l’histoire ; elle prend en compte la particularité de la situation herméneutique : une religion particulière est un point de départ auquel il convient d’appliquer le « principe d’équité herméneutique ». La patience est nécessaire à l’élaboration des passerelles entre sciences religieuses (positives, sociologiques et philologiques), théologie et philosophie.

Venons-en à la question cruciale : Qu’est-ce que la philosophie de la religion dans l’horizon de la pensée herméneutique, à une époque de sécularisation radicale ?

Le point de départ est un approfondissement de l’ouvrage de Kant, La Religion à l’intérieur des limites de la simple raison (1793). Dans la systématique du criticisme, la religion répond à la troisième question critique : Que m’est-il permis d’espérer ? Paul Ricœur a réfléchi, dans deux grands articles, à la « religion selon l’espérance ». Je dirai sans contour que l’espérance philosophique tourne autour de deux thèmes majeurs : l’immortalité personnelle et le salut. Ricœur renvoie l’immortalité, la survie, à l’imaginaire (par exemple le mythe de la destinée des âmes à la fin du Phédon de Platon). L’au-delà désigne un imaginaire religieux non philosophique. Or, Kant pose avec rigueur le problème de l’immortalité : si le sujet moral est responsable absolument de ses actes, la mort physiologique du corps ne saurait impliquer la fin définitive du sujet moral. Le salut, l’espérance d’être sauvé, n’abdique pas devant la nature qui fait de nous des êtres mortels (comme l’a fort justement souligné Montaigne).

Chez Kant, le comparatisme religieux se borne à la différenciation entre religions savantes (comme la religion chrétienne, avec les Écritures, la critique textuelle, etc.) et religions rituelles (avec les sacrifices, les rites propitiatoires, etc.). Entre les deux, on trouverait l’Avesta, le livre saint qui ne comporte pas de récit, pas d’histoire sainte, mais une collection de rituels à observer pour ce que les indianistes appellent « la cuisine du sacrifice ». Mais le comparatisme reste très limité chez Kant, et même inférieur à celui de Nicolas de Cuse dans le De Pace Fidei.

L’apport de Jean Greisch est considérable dans un domaine peu fréquenté par les rationalistes philosophes d’aujourd’hui. C’est toujours dans l’horizon d’une société sécularisée que nous pensons la religion, et que Ricœur peut désigner comme objet philosophique l’herméneutique du soi religieux.

La première question est la suivante : faut-il distinguer la théologie philosophique et la philosophie de la religion ? La thèse de Jean Greisch est que cette distinction n’est pas seulement une distinction de mots, mais une distinction de fond. Saint Thomas parle déjà de theologia philosophica. On a eu tort, au xviiie siècle, de préférer le terme de « théologie naturelle ». La theologia est d’abord, dans le contexte platonico-aristotélicien, un discours, ou plutôt un récit, au sujet des dieux. Puis elle devient, par épuration rationnelle, une conception philosophique de Dieu. Ce n’est que plus tard qu’on prend la religion comme objet philosophique. Or, note Jean Greisch, cet acte est concomitant de la naissance de la philosophie de l’histoire. Pour comprendre le phénomène religieux, il faut en effet, le situer dans l’histoire universelle.

À partir de là s’ouvrent quatre grands chantiers de travail :

  1. Le problème de l’essence de la religion ;
  2. Le sens de la pluralité des religions : multiplicité discontinue, ou reflet de la surabondance de l’Absolu ?
  3. La teneur de vérité des différentes religions ;
  4. La recherche d’une religion absolue.

Philosophie de la religion se différencie de philosophie religieuse. Jean Greisch les a bien distinguées en fonction des dangers qui les guettent : la philosophie religieuse risque de tomber dans l’apologétique, attitude plus militante que philosophiquement objective. La philosophie de la religion risque de tomber dans le relativisme (comparatiste) ou le syncrétisme.

Rappelons-nous la critique que Heidegger fait de l’onto-théologie : devant Dieu Causa sui, nul ne fléchira le genou. Bergson faisait la même critique dans Les Deux Sources de la morale et de la religion : qu’est-ce qu’un dieu qu’on ne prie pas ?

Avec une remarquable densité, Jean Greisch écrit : « La philosophie de la religion est un des produits du processus de la sécularisation, en même temps qu’elle en fait un sujet de réflexion » (introduction générale au Buisson ardent, I, p. 39).

 

L’expérience spirituelle, la vie spirituelle tout entière, se situe au confluent de la philosophie de la religion, de la philosophie religieuse, et de la théologie philosophique. Jean Greisch écrit : « ce n’est que si l’on admet la possibilité d’une expérience spirituelle sous-jacente à l’acte philosophique lui-même que se pose la question du statut de l’expérience spirituelle en sa spécificité religieuse, ainsi que, concernant la religion chrétienne, celle de sa spécificité théologale » (p. 42).

La spiritualité se divisera dès lors en « spiritualité métaphysique », présente en toute philosophie, et « spiritualité mystique », au cœur de l’expérience religieuse. Il semblerait qu’en dehors de toute foi confessionnelle, des philosophes comme William James ou Jean Wahl, soient des témoins de cette spiritualité philosophique.

Le problème qui se pose alors est le suivant : si on élargit l’expérience spirituelle hors de toute religion « statutaire » (comme dirait Kant), la philosophie de la religion ne perd-elle pas toute dimension chrétienne ? Avec Blondel et Duméry, nous observons une restriction de la philosophie de la religion au christianisme de la vie religieuse ; mais ici, ce serait l’inverse.

La source chrétienne des analyses de Jean Greisch n’est pas secrète. Il refuse une opposition dogmatique entre Église visible et Église invisible. L’invisible suppose le visible, même s’il le corrige ou le modifie.

Jean Greisch a érigé une œuvre énorme et exceptionnelle. Mais cette œuvre n’est pas achevée : d’une part, elle a semé des germes chez de nombreux étudiants et chercheurs ; d’autre part, elle a ouvert de très nombreuses pistes à explorer, elle a ouvert des chantiers qui ne sont pas terminés. Quoi qu’il en soit, toute personne qui veut pratiquer la philosophie de la religion, et y produire quelques résultats, doit passer par Jean Greisch et la lecture de ses œuvres. Quand on est en face d’un grand esprit, tout se simplifie brusquement : merci à Jean Greisch de sa simplicité qui rejoint sa profondeur.

Je voudrais pour finir raconter un événement qui eut lieu à Rome. Jean Greisch nous fit prévenir qu’il dirait la messe dans les catacombes, en l’occurrence celle de Sainte-Priscille, non loin de l’université La Sapienza. Je garde le souvenir ému de la messe de Jean Greisch à Rome, où la philosophie chrétienne se retrouvait. Signe des temps et signe céleste de notre envoi en mission.

Merci de votre patience…

Bibliographie succincte

Herméneutique et grammatologie, Paris, éditions du CNRS, 1977.

L’Âge herméneutique de la raison, Paris, Cerf, « Cogitatio fidei », 1985.

La Parole heureuse. Martin Heidegger entre les choses et les mots, Paris, Beauchesne, 1987.

Hermeneutik und Metaphysik. Eine Problemgeschichte, Munich, Wilhelm Fink, 1993.

Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, Presses universitaires de France, « Épiméthée », 33e édition, 2014 (traduit en japonais).

Rozumet a interpretovat, traduction tchèque, Prague, 1995.

L’Arbre de vie et l’arbre du savoir. Les racines phénoménologiques de l’herméneutique heideggérienne, Paris, Cerf, « Passages », 2000.

Le Cogito herméneutique. L’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000 (traduit en arabe).

Paul Ricoeur. L’itinérance du sens, Grenoble, Jérôme Million, 2001.

Le Buisson ardent et les lumières de la raison, L’invention de la philosophie de la religion, I-III, Paris, Cerf, 2002-2004 (traduit en arabe, Beyrouth, Editions Dar-el-Kitab, 2018).

Entendre d’une autre oreille. Les enjeux philosophiques de l’herméneutique biblique, Paris, Bayard, 2006 (traduction anglais en cours).

Fehlbarkeit und Fähigkeit. Die Philosophische Anthropologie Paul Ricoeurs, Münster, LIT-Verlag, 2008.

Qui sommes-nous ? Chemins phénoménologiques vers l’homme, Bruxelles, Peeters, 2008.

Du non-autre au tout-autre, Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité, Paris, Presses universitaires de France, 2012 (Prix La Bruyère de l’Académie française en 2013. Traduction en arabe en cours, Editions Mominoun Without Borders, Rabat/Beyrouth).

Vivre en philosophant. Expérience philosophique, exercices spirituels, thérapies de l’âme, Paris, Hermann, 2015 (traduction en arabe par Mohammed Chaouki Zine, Mominoun Without Borders, Rabat/Beyrouth, 2019).

L’Herméneutique comme sagesse de l’incertitude, Paris, Le Cercle herméneutique, 2015 (traduction en arabe en cours aux Editions Mominoun Without Borders, Rabat/Beyrouth).

Rendez-vous avec la vérité, Paris, Hermann, 2017.

Désirer comprendre. Court traité des vertus herméneutiques, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, collection « Empreintes philosophiques », 2019.

Les Contes de Minerva, la chouette philosophe, contes bilingues français-allemand, français-anglais, français-flamand, Paris, Éditions Imagine, 14 volumes parus de 2014 à 2017.

 

On doit à Jean Greisch une très grande quantité d’articles, et la direction d’ouvrages collectifs. On citera enfin sa préface à la traduction française de Romano Guardini, La Vision catholique du monde, parue en 2019.

Remerciement par le père Jean Greisch

Madame l’Ambassadrice du Grand-duché du Luxembourg,
Monsieur le Président de l’Académie et cher Philippe,
Mesdames et Messieurs les Membres de l’Académie,
Mesdames et Messieurs les Membres du Jury,
Cher Jean-Louis Vieillard-Baron,
Cher(e)s collègues et ami(es),

Ne sachant pas trop quelle forme donner à mes paroles de remerciement, j’ai demandé conseil à Philippe Capelle, qui m’a suggéré de souligner que la fides quærens intellectum, à laquelle se dévoue votre Académie, ne requiert pas seulement l’effort des théologiens, mais aussi celui des philosophes et des scientifiques. Comme je partage entièrement cette conviction, je me contente de vous transmettre le message, en l’estampillant du tampon : « À faire suivre ! »

Cela étant dit, je prendrai la liberté de donner une tournure plus personnelle à mes remerciements.

En 1963, alors que je venais juste de passer les épreuves du bac — cela ne date donc pas d’aujourd’hui —, une compagnie pétrolière britannique m’a décerné un prix pour récompenser le récit de mon premier voyage en Angleterre. Dans ce bref journal de voyage, je me dépeignais sous le masque du Candide de Voltaire, découvrant une terre nouvelle et des mœurs étrangères.

Ce soir, presque soixante ans plus tard, c’est toujours comme une sorte de Candide, sans doute un peu plus panglossique qu’à l’époque de ma prime jeunesse, mais ne sachant toujours pas ce qui m’arrive, que je me présente devant vous.

Pour le reste, la donne a changé du tout au tout.

Depuis longtemps, j’ai renoncé à la naïveté du premier de classe, empochant une récompense avec la satisfaction narcissique de celui qui se dit : « Je l’ai bien méritée ! »

Ce qui m’en empêche, c’est d’abord le fait que l’accent aigu de ma première naïveté s’est entre-temps chargé d’un grand nombre d’accents graves, entre autres celui de la difficile candeur requise par l’attitude phénoménologique, soucieuse d’accueillir les phénomènes en respectant leur phénoménalité, c’est-à-dire leur mode de donation.

S’y ajoute le fait que ce prix m’est décerné par le Jury de l’Académie catholique de France. Sous le pontificat du pape François, il devient de plus en plus difficile de concevoir l’Église catholique comme une méritocratie, distribuant médailles et décorations.

Aussi, le prix dont vous avez voulu m’honorer m’invite-t-il à me confronter à ce qui est sans prix, la vérité par exemple, à laquelle mon regretté ami Marcel Hénaff avait jadis consacré son magnifique ouvrage : Le Pde la vérité, dont bien des thèmes entrent en résonance avec les sentiments que j’éprouve ce soir et qui ne sont pas non plus sans rapport avec les questions abordées dans mon ouvrage Rendez-vous avec la vérité.

Voilà plus de cinquante ans que je bourlingue dans les Académies catholiques d’Allemagne, celles de Fribourg-en-Brisgau, de Berlin, de Dresde, de Munich, où je me rendrai de nouveau à la fin de cette semaine, et surtout celle de Mayence, particulièrement chère à mon cœur, non seulement en raison de la profonde amitié qui me relie à son directeur, le professeur Peter Reifenberg, mais aussi à cause de la part particulièrement active que cette Académie a prise dans la réception des philosophes français, Maurice Blondel, Paul Ricœur et Emmanuel Levinas en particulier.

Si, il y a vingt ans, on m’avait annoncé qu’un jour, il existerait une Académie catholique en France, je n’aurais pas cru en cette prédiction, n’y voyant qu’un doux rêve, impossible à traduire dans la dure réalité sociologique de la France.

Eppur si muove : et pourtant, cette Académie existe et elle bouge, grâce à la pugnacité et l’ingéniosité infatigables de Philippe Capelle, dont je tiens à saluer ici l’esprit d’initiative qui a su mobiliser pour cette belle cause le génie français, dont tout le monde sait qu’il n’a que peu de pétrole à son actif, mais beaucoup d’idées !

« Académie catholique » : c’est à Romano Guardini, dont le livre Monde et personne a accompagné mes premiers pas incertains en philosophie, que nous devons cette idée, qui connut en 1957 sa première traduction institutionnelle à Munich.

Au mois de novembre de l’année dernière, j’ai préfacé la traduction française de la leçon inaugurale de Guardini, prononcée en 1923, donc il y a bientôt un siècle, à l’occasion de l’inauguration de la « chaire de philosophie de la religion et de vision catholique du monde » à l’université de Berlin, chaire spécialement créée à son intention et dont il fut le premier titulaire.

Le mot de passe de cette leçon inaugurale est katholische Weltanschauung, « vision catholique du monde », expression qui ne fait plus partie de notre lexique usuel.

Pour Guardini, il y allait d’une manière particulière d’envisager le monde, en le plaçant sous le regard du Christ.

Personne, en tout cas pas le récipiendaire de votre Prix, ne peut se vanter d’être capable d’un tel regard, car, pour cela, il faut d’abord enlever les poutres qui encombrent nos yeux, opération particulièrement pénible pour ceux qui se complaisent dans le rôle de donneurs de leçons.

Pour désuète qu’elle soit, l’expression « vision catholique du monde » me renvoie au catholicisme que j’ai connu et dans lequel je fus élevé dans mon enfance, dans le village de Koerich, au far-west du grand-duché du Luxembourg, dont l’église décanale est un fleuron de l’art baroque.

C’est en m’emmenant dans cette église alors que j’avais tout juste trois ans, que ma grand-mère paternelle, une paysanne au caractère bien trempé et à la poigne de fer, qui a mis au monde quinze enfants, m’a initié aux mystères de la foi catholique.

Elle me fit d’abord faire le tour du cimetière pour que j’apprenne à bénir les tombes, puis elle s’arrêta longuement devant la magnifique statue de la piéta au fond de l’église, avant de me désigner les anges musiciens du maître-autel qui, d’après elle, sonnaient les trompettes du Jugement dernier, en concluant son De catechizandis rudibus iconographique et rituel par une brève référence au triangle symbolisant le Dieu trinitaire sur le maître-autel.

Pour rudimentaire qu’ait été cette catéchèse cousue main, elle m’a imprégné si fortement que j’avais l’impression que l’instruction religieuse ultérieure n’était qu’un commentaire intellectuel de ce que je savais déjà.

À cette époque lointaine, où il n’y avait pas encore de Pompes funèbres, ma grand-mère exerçait la fonction mi-sociale, mi-religieuse, consistant à faire la toilette mortuaire des défunts et à diriger — aujourd’hui, on dirait « animer » — les trois veillées funèbres préalables aux obsèques à l’Église, auxquelles participaient tous les villageois, y compris les enfants de l’école primaire, qui, à cette occasion, étaient dispensés d’enseignement scolaire.

Tout au long de l’année 1945, que j’ai passée sous la garde de ma grand-mère, suite à la mort précoce de ma mère, décédée à l’âge de 33 ans, ces veillées cultuelles étaient les seules distractions culturelles dont je bénéficiais. Ce sont également mes premiers souvenirs.

Dans mon enfance, la religion catholique, ses images et symboles, ses cérémonies, ses rites et ses processions étaient omniprésents. Tout le monde était « pratiquant » à sa manière, mais pas nécessairement croyant, loin de là ! Le seul non-pratiquant déclaré était notre voisin, un paysan du nom de Jean, que j’aimais beaucoup.

Nous, les enfants, consommions de la religion à hautes doses : messe quotidienne à sept heures du matin, catéchisme, messe dominicale le dimanche matin, vêpres l’après-midi, suivies de l’adoration du Saint Sacrement, confessions hebdomadaires obligatoires tous les samedi après-midi.

Ces confessions s’effectuaient dans un chahut indescriptible, obligeant le curé à sortir régulièrement du confessionnal pour distribuer quelques gifles bien senties, alourdissant par ricochet le cahier des charges de nos péchés.

Pour abréger ce qui fut un supplice pour nous, mais certainement aussi pour lui, le curé avait inventé un stratagème astucieux. Il nous avait demandé de noter nos péchés sur une feuille de papier, que nous glissions à travers les grilles du confessionnal pour recevoir aussitôt l’absolution. Une de mes camarades de classe, qui avait perdu sa liste, eut ainsi la surprise désagréable de retrouver ses péchés, précédés de son nom, épinglés par un plaisantin sur le panneau d’affichage de la mairie.

« Pourquoi évoquer ici ce petit monde catholique de mon enfance ? », me direz-vous.

Pas pour vous distraire ou pour déplorer les neiges d’antan, qui ne furent pas si étincelantes que cela ! Mais simplement parce que je ne peux et ne veux pas oublier d’où je viens. Les traces de cette vision du monde catholique, qui n’existe plus depuis longtemps, se sont gravées en moi de façon indélébile, comme elles le font dans la mémoire de ma camarade de classe Marielys Jung-Flammang, qui leur a consacré tout un récit autobiographique : Mat all Wäiwaasser geseent (« Bénie de toutes les eaux bénites »), dont je recommande la lecture à ceux parmi vous qui maîtrisent le luxembourgeois.

Il me fallut beaucoup de temps avant de réaliser que les quatre anges musiciens sur le maître-autel jouaient du Bach ou du Mozart, au lieu d’accompagner le Dies iræ comme le prétendait ma grand-mère. Il me fallait presque autant de temps avant d’ouvrir mon cœur et mon intelligence à certaines paroles de feu de l’Évangile de Jean telles que : « À qui irions-nous Seigneur ? c’est toi qui as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68), « Mais l’heure vient — et c’est maintenant — où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité. (…) Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer » (Jn 4, 23) ; « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6), versets qui, je l’espère, ont trouvé quelques échos dans mon travail philosophique.

Depuis plusieurs années, les titres des ouvrages qui jalonnent mon parcours philosophique privilégient les tournures verbales : Vivre en philosophant, Entendre d’une autre oreille, Désirer comprendre, Transcender, actuellement en cours de rédaction, auxquels s’ajoutera peut-être, si Dieu me prête vie, un Croire, Un parcours biblique de reconnaissance.

Parmi ces verbes, qui soulignent que la philosophie — je préfère dire : le « philosopher » — n’existe qu’in actu exercito et qui suggèrent que la mise en œuvre de cet acte nous entraîne plus d’une fois là où nous ne voudrions pas aller, celui que je voudrais mettre en valeur ce soir est le verbe « reconnaître », qui me renvoie à ce que Paul Ricœur appelle dans Mémoire, histoire et oubli le « petit miracle de la reconnaissance ».

Reconnaissance en effet.

Aux versets bibliques cités à l’instant et qui éclaircissent le paysage assez sombre que je viens de dessiner, j’en ajouterai un seul qui entre en résonance avec la magnifique exergue du Seigneur de Guardini qui, longtemps, fut un autre de mes livres de chevet : Peregrinantibus et iter agentibus, « aux itinérants et aux frayeurs de chemin ».

Jean-Louis Chrétien, qui nous a quittés au début de l’été dernier, me confiait un jour que les écrits de Philon d’Alexandrie ne le quittaient jamais. Partageant son admiration, j’ajouterai que parmi les nombreux traités que nous a laissés le philosophe juif alexandrin, celui qui me parle le plus est son interprétation des migrations d’Abraham, qui, acceptant de partir pour une terre dans laquelle il ne naquit point, perdit jusqu’à son nom propre : « Abram », pour devenir « Abraham », « le père de la foi ».

Au chapitre 11 de l’épître aux Hébreux sont évoqués les nombreux croyants qui ont emboîté le pas du patriarche tout au long de l’histoire. La liste, qui couvre tout le chapitre, débouche sur une conclusion générale sur laquelle s’ouvre le chapitre 12 : « Ainsi donc, nous aussi, entourés de cette immense nuée de témoins, et débarrassés de tout ce qui nous alourdit — en particulier du péché, qui nous entrave si bien —, courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est à l’origine et au terme de la foi » (He 12, 1-2).

Pourquoi mentionner ces versets ce soir ?

En me présentant devant vous, je me sens, moi aussi, escorté par toute une nuée de témoins et de présences amicales qui m’ont accompagné tout au long de mes cheminements et errances. Vous ne les apercevez pas, mais vous pouvez me croire sur parole : ils sont bien là !

Leurs noms composent une sorte de litanie intérieure que je garde pour moi. En font partie un certain nombre de philosophes, bien sûr, en particulier ceux qui m’ont formé à l’Institut catholique de Paris et dont je vénère certains comme mes maîtres, quelques théologiens, au moins un cardinal — je ne dirai pas de qui il s’agit —, d’humbles pasteurs imprégnés de l’odeur de leur bergerie et dont les mains ne craignent pas le cambouis, et bien d’autres femmes et hommes de tous horizons.

Ma litanie privée, qui ne cesse de s’allonger au fil des ans, est non seulement œcuménique, mais plus que cela, car comment ignorer la dette de reconnaissance qui me lie à des philosophes comme Paul Ricœur, Emmanuel Levinas ou Jacques Derrida ?

Je me souviens, comme si c’était aujourd’hui, de ma première rencontre avec Jacques Derrida à l’ENS de la rue d’Ulm, en 1973. Stanislas Breton m’ayant conseillé de lui envoyer mon mémoire de maîtrise, Derrida m’avait convoqué à un entretien. C’est ainsi que, non sans crainte et tremblement, je franchissais pour la première fois les portes de ce prestigieux temple de l’enseignement républicain. À ma surprise, Derrida ne m’interrogeait nullement sur le contenu d’Herméneutique et grammatologie, mais il me posait une seule question : « Pouvez-vous me dire sous quelles conditions il est encore possible de faire de la théologie aujourd’hui ? » Je lui dois toujours la réponse. Si, parmi vous, il y en a qui connaissent la réponse, je les conjure de ne pas la garder pour eux !

Mais il est grand temps de conclure. Ma conclusion tient en une seule phrase. C’est d’abord une exhortation que je m’adresse à moi-même et, corrélativement, un souhait à l’adresse des membres de votre Académie : « Avançons en eau profonde, sans faire des vagues inutiles, mais d’autant plus résolument ! »

Merci de tout cœur et bon vent à toutes vos entreprises !


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