Nation et souveraineté

Discours de présidence de Mgr Roland Minnerath, archevêque de Dijon

Cher Monsieur le Président, cher collègue et ami, permettez-moi de vous remercier pour l’honneur que vous me faites de présider ce soir la séance de rentrée de votre Académie. Mes salutations vont à vous, Mesdames et Messieurs les membres de l’Académie catholique de France, et tout particulièrement au Professeur Jean-Dominique Durand, que j’ai le plaisir de revoir ce soir.

Chers amis, dans ce grand auditorium des Bernardins, j’ai eu la joie de participer au colloque que votre Académie a organisé en 2017 sur la doctrine sociale de l’Église et les mutations actuelles. C’est tout naturellement un thème de doctrine sociale que je voudrais aborder brièvement avec vous en cette intervention. Ce thème a été traité cette année par notre l’Académie pontificale des sciences sociales. Il s’agit de la question de la nation et de la souveraineté.

Cette question revêt à n’en pas douter une charge émotionnelle, émotions personnelles ou collectives variables selon les temps et les lieux. Sur ce thème qui relève du droit et de la philosophie du droit, la doctrine sociale de l’Église est appelée à jeter la lumière des principes enracinés dans la dignité de la personne et du bien commun et d’offrir des critères de discernement.

L’Église catholique, en effet, occupe une position unique pour traiter ce sujet. N’étant inféodée à aucun État, étant présente dans toutes les cultures et toutes les nations, étant elle-même un sujet souverain de droit international, elle a un crédit d’impartialité et un acquis de sagesse sans pareil. Car l’enjeu est immense : sous nos yeux, des pays sont en guerre au nom de leurs intérêts nationaux, comme depuis que l’humanité existe. On se souviendra des appels à la paix lancés par Benoît XV au cœur de la Première Guerre mondiale où s’affrontaient des « nations » européennes : « Que l’on réfléchisse bien. Les nations ne meurent pas ; humiliées et opprimées, elles portent frémissantes le joug qui leur est imposé, préparant la revanche et se transmettant de génération en génération un triste héritage de haine et de vengeance… Pourquoi ne pas peser dès maintenant, avec une conscience sereine, les droits et les justes aspirations des peuples[1] ».

De la perpétuelle alternance de dominations subies et des dominations imposées, l’Europe, en particulier, a beaucoup appris. On aimerait pouvoir dire qu’après soixante-dix ans de construction européenne, une page de notre histoire a été définitivement tournée. Mais les appels au rétablissement des frontières, au refus de l’immigration, la désolidarisation de la lutte contre le réchauffement climatique, la construction de nouveaux murs, font miroiter l’État-nation comme la planche du salut et l’Europe comme la source de tous les maux.

Les peuples et la nation

Nation ou supranationalité, la question se noue ou se bloque autour de la question de la souveraineté. L’Église a-t-elle une position claire à ce sujet ?

Il est impossible de donner une définition unique de la nation. On rappellera qu’il n’y a pas de nation sans peuple. Dans son enquête restée exemplaire, Hérodote, au Ve siècle avant Jésus-Christ, avait recensé une centaine de peuples (ethnè), caractérisés par leur religion, coutumes, langue, système économique et politique et leur territoire, leurs origines mythiques. Les peuples peuvent être constitués en tribus autonomes, des génè, comme les Celtes ou les Germains, ou vivre en cités autarciques comme les Grecs.

Un peuple tend à être autonome par rapport à d’autres peuples et à s’autogérer. Des peuples divers peuvent aussi coexister au sein de vastes empires sans perdre leurs caractéristiques.

Comme les Grecs, les Romains se comprennent non pas sous l’angle ethnique, mais comme populus constitué politiquement, créé à partir de différentes gentes, soumis à une même loi, une même constitution politique, et partageant une même histoire. Les autres peuples étaient considérés par eux comme des peuples naturels au sens ethnique, sans consistance constitutionnelle.

Dans la culture occidentale, le terme nation, en son origine, ne se distingue guère de celui de peuple naturel. Il n’était pas connoté avec un territoire et un État. Il renvoie aussi à un donné : le milieu dans lequel on est né. Il s’entend d’un groupement naturel, pré-étatique. En français, le mot nation apparaît au XIVe siècle pour désigner les maîtres et les étudiants de la Sorbonne répartis selon leurs origines linguistiques : nation anglaise (incluant les Allemands), française (incluant Italiens et Espagnols), picarde (incluant les Flamands) et normande.

La Révolution française fait de la nation un sujet collectif incarné par l’État. Elle devient le dépositaire de la souveraineté incarnée jusque-là par le roi. La nation intègre la diversité des peuples qui la composent. L’État unitaire parle en son nom. La superposition de la nation et de la souveraineté a conduit en Europe au concept d’État-nation.

Avec le réveil des nationalités au XIXe siècle, deux conceptions de la nation se sont imposées :

– l’une privilégiait l’élément volontariste : la nation est un choix que des groupes humains d’origine diverse font de vivre ensemble, sur la base des expériences passées, des valeurs communes partagées, et un projet pour le futur. Cette conception de la nation libérale et politique convenait à l’idéal démocratique et au régime républicain ;

– l’autre conception mettait l’accent sur les éléments inconscients de la nationalité : notamment la même langue. Elle était liée à une vision organique de la société, et voit sa légitimation dans un héritage culturel donné par l’histoire. Bref, la nation serait une donnée de la nature plus que le résultat d’une volonté d’association de ses membres. D’un côté la nation-État, de l’autre la nation-Volk.

La souveraineté

La souveraineté est un concept historiquement lié à l’affirmation de l’État sous la forme de l’absolutisme. Avant l’absolutisme, une longue tradition avait précisé les contours des pouvoirs publics et leur légitimation éthique, et les avait inscrits dans l’ordre naturel puisque leur fin est de faire régner la justice et d’assurer le bien commun. À l’époque moderne, le pouvoir transcende la personne du souverain sous la forme abstraite de l’État. Telle est la conséquence de la distinction des deux corps du roi, brillamment mise en lumière par Kantorowicz.

Jean Bodin († 1596) déclare que le pouvoir de gouverner une communauté politique est « souverain », sans autre autorité au-dessus d’elle. La souveraineté est dite « une et indivisible ». Elle a un titulaire dans le monarque absolu et s’exerce sur des communautés politiques, des res publicæ. Cette souveraineté est théoriquement illimitée et s’exerce sur tous les domaines de l’existence, y compris la religion. La pensée de Bodin ne considère pas l’existence de peuples, encore moins de nations. La souveraineté a une face intérieure comme pouvoir suprême par rapport à tous les pouvoirs inférieurs, et une face extérieure par rapport aux autres communautés politiques.

La vision selon laquelle l’État est le dépositaire de la souveraineté, sans considération des peuples ou de la nation, sortira renforcée des traités de Westphalie de 1648 ratifiant le jeu des États souverains à l’intérieur de leurs territoires. Jusqu’à la Société des Nations (1920), il n’y aura que des rapports entre États souverains, tempérée par la doctrine de l’équilibre des puissances en Europe. La souveraineté territoriale absolutisée aura changé de titulaire, mais elle est restée fondamentalement inaltérée. La Première Guerre mondiale marque la fin des empires multinationaux en Europe et l’émergence de nouveaux États-nations souverains, mais aussi de nations divisées par la volonté des vainqueurs.

Bien commun et subsidiarité

L’Église a un message pour le monde divisé en nations et en États souvent antagonistes. Le christianisme est historiquement la première communauté constituée exclusivement sur le plan religieux, alors qu’Israël et les peuples païens superposaient appartenance religieuse, appartenance ethnique et indépendance politique. Dans l’Église chrétienne, « le mur de séparation » a été abattu ». « De ce qui était divisé, [le Christ] a fait une unité ». Rassemblée « à partir des Juifs et des gentils », l’Église résorbe les discriminations entre « Juifs et Grecs, entre esclaves et hommes libres, entre hommes et femmes » (Ga III, 28 ; 1 Co XII, 13 ; Rm, X, 12 ; cf. Col, III, 11).

L’internationalité

Alors que l’Europe se morcelait en États souverains revendiquant l’indépendance et la souveraineté absolue, les fondateurs européens du droit des gens : les Espagnols Vitoria, Suarez, le Hollandais Grotius, en plein XVIe siècle, ont rappelé que l’humanité ne peut se morceler en entités fermées sur elles-mêmes. Il existe un bien commun universel.

L’école du droit des gens de Salamanque a inspiré la doctrine sociale de l’Église, qui s’appuie sur le principe de l’unité du genre humain corrélé avec celui de la destination universelle des biens de la terre. Aucun peuple ou nation ne peut s’approprier ce qui est destiné à la satisfaction des besoins de tous. Bref, la souveraineté ne peut disposer ad nutum des personnes et des biens. Il existe une instance au-dessus des États souverains, c’est la loi naturelle inscrite dans les êtres humains. On appelle alors jus gentium (littéralement, « le droit des nations ») le droit positif qui résulte de la prise en compte de la loi naturelle dans les communautés politiques.

La culture des droits de l’homme constitue un changement de paradigme dans la compréhension de la souveraineté. La Déclaration universelle de 1948 intègre le droit des gens et rapproche les nouveaux standards internationaux de la pensée de l’Église. La souveraineté n’est plus absolue. L’État est au service des droits de la personne et de ses regroupements naturels. Les droits de l’homme dessinent des périmètres de réelles autonomies de la personne et des familles par rapport à l’État. La source de la souveraineté est certes le peuple en sa diversité, mais dans le peuple, la personne et la famille qui disposent de droits antérieurs à la société politique. L’État de droit reconnaît ainsi les limites de sa souveraineté à l’intérieur de ses frontières, mais aussi dans ses rapports avec les autres États, lorsque le service de ces autonomies exige une autorité supra-étatique.

La pensée sociale de l’Église part de la constatation que toute personne est faite pour vivre en communauté avec d’autres. Les communautés auxquelles une personne appartient ne sont jamais une fin en elles-mêmes. Qu’elles soient constituées naturellement, ou par une décision volontaire, elles existent pour permettre son plein épanouissement à la personne. Nul ne conteste que les nations ne coïncident pas toujours avec des frontières étatiques et qu’entre le citoyen et l’État, au fil des siècles, se sont consolidées des entités régionales : provinces, cantons, länder, qui conservent un fonds ethnique remontant, en Europe, aux temps des invasions entre le IVe et le IXe siècle. Ces régions peuvent avoir conservé leurs langues et leur patrimoine culturel. Un fort sentiment d’appartenance régionale ne doit pas constituer une menace pour l’unité nationale. Les États de type fédéral en Europe reconnaissent à leurs régions la « souveraineté culturelle ».

À ce sujet, il convient de citer la pensée de Jean-Paul II dont le concept de nation est caractérisé par ses données naturelles : une même langue, une même histoire, un « groupe ethnique et culturel » (DC 1995, 919). Aux Nations unies en 1995, il a exprimé le souhait que soit adoptée une charte des droits des nations. L’après-guerre n’a pas respecté le droit des nations, ni à l’intérieur d’elles-mêmes par l’imposition d’un pouvoir monolithique et par l’absorption de nations dans l’empire soviétique.

Toute nation a droit à l’existence, sans pouvoir toujours prétendre à une souveraineté étatique (DC 1995, 920). Les fédérations ou les autonomies régionales peuvent être des solutions appropriées. On retiendra de l’analyse de Jean-Paul II qu’un peuple est souverain par sa culture avant de l’être en raison de son territoire national. La pensée de Jean-Paul renvoie la souveraineté à sa source qui est la sphère de la personne et des peuples.

La souveraineté n’est plus désormais l’apanage exclusif de l’État central. L’État de droit est le garant du respect des autonomies de la personne, des familles, des corps intermédiaires, de la société civile, en un mot des nations caractérisées par leur patrimoine culturel et leur histoire. Du coup, souveraineté, État central et entité nationale ne sont plus superposés.

La supranationalité

Soixante-dix années de pratique onusienne n’ont pas amorti le phénomène hégémonique des superpuissances, ni empêché les conflits armés, ni protégé les minorités nationales à l’intérieur des États. Elles ont cependant permis l’adoption de conventions internationales contraignantes et lancé un processus sans précédent de coopération internationale.

Que la souveraineté ne soit plus absolue ni indivisible correspond aux réalités expérimentées même par les États le plus puissants. Tous sont interdépendants. Peu sont en mesure de contrôler les flux économiques, technologiques et financiers mondiaux. Les GAFA pilotent l’univers de la communication et le formatage de l’opinion. Bien plus, certains États, comme les États européens, ne sont plus en mesure d’assurer seuls le service du bien commun.

Il existe en effet un bien commun européen, comme il existe un bien commun universel.

– Le premier traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1949 était une nouveauté dans le rapport entre États. Ce traité consent à un transfert de souveraineté des États signataires à une Commission dotée du pouvoir de décider à la majorité. Pie XII y voit l’amorce d’une union européenne qui ne devrait en aucun cas signifier un effacement des richesses culturelles de chaque peuple.

– Le second exemple est la Communauté européenne de défense. Son échec en 1954 a conduit Pie XII à déplorer le repli sur l’État national pourtant incapable seul de faire face à son obligation de défense.

– Lors de la signature des traités de Rome en 1957, Pie XII regrette que l’Europe naissante ne se soit pas dotée d’un exécutif décidant à la majorité et non à l’unanimité, sous le contrôle d’un parlement élu démocratiquement. L’Église souhaitait une Europe fédérale. Pourquoi ? Pour servir le bien commun européen.

La doctrine sociale de l’Église encourage la supranationalité, qui est une souveraineté partagée. Selon la doctrine de l’Église, il faut une autorité à chaque niveau où il s’agit de poursuivre un bien commun. L’Europe est l’exemple même de la poursuite subsidiaire du bien commun. Subsidiarité et bien commun sont les deux axes qui exonèrent l’État-nation des tâches qu’il n’est plus en mesure d’accomplir seul.

On connaît les appels des papes, depuis Jean XXIII dans Pacem in terris (1963) jusqu’à François, en faveur d’une autorité mondiale (non un gouvernement mondial), indispensable pour gérer ce qui est le bien commun de l’humanité : la paix, le développement, la régulation de l’économie, l’environnement, le terrorisme international, les migrants.

Le principe de subsidiarité est à appliquer à l’intérieur de chaque nation dans le respect des corps intermédiaires et des solidarités régionales, comme dans les rapports entre nations au sein de groupements institutionnels plus vastes comme l’Union européenne. Lorsque la souveraineté ne peut plus jouer au niveau de l’État-nation, il appartient à une union d’États-nations de l’exercer en vue du bien commun. Des formes institutionnelles de souveraineté partagée ne sont pas une menace pour les peuples et les nations. Elles sont aujourd’hui, au contraire, la garantie et la protection la plus efficace de leurs spécificités culturelles et de leur identité.

Les stoïciens de l’Antiquité disaient que le monde est la cité commune aux dieux et aux hommes. La pensée chrétienne regarde la cité céleste à venir comme le lieu et le temps de la réconciliation des nations antagonistes. Cette grandiose vision est celle qui porte l’histoire vers des jours meilleurs. À condition de la concrétiser patiemment par des institutions toujours à parfaire.

[1] Appel aux belligérants du 28 juillet 1915, dans AAS 7 (1915) 364-377.