Peu d’êtres laissent en vous la trace de leur regard. De ces traces qui vous marquent jusqu’à modifier votre propre regard sur le monde. Jean-Paul fut, pour moi, une de ces rencontres que je ne peux, ni ne veux oublier, et qui me restent bien plus profondément encore que la splendeur de ces encycliques, si lumineuses et si denses de la Parole, si éclairantes aussi sur ce qu’elles déploient d’incorruptible dans notre monde, et pour l’avenir de notre planète. La rencontre que j’évoque s’est, en fait, étagée sur deux moments. Le premier ? Les Journées mondiales de la jeunesse à Paris en août 1997. Je n’y ai pas assisté personnellement ; mais je les ai vécues à travers l’enthousiasme d’un tout jeune journaliste qui était parti « couvrir » un événement, un calepin plus qu’un évangile dans sa poche. Il était baptisé mais sans pratique quotidienne, ni même dominicale. Il avait été touché, personnellement touché par le regard du Souverain Pontife — si plein d’Espérance et de Joie qu’elles débordaient, qu’elles avaient éclaboussé son âme. La métamorphose de ce garçon ne m’avait pas étonnée : J’aimais ce pape, je l’aimais depuis son élection, depuis son « N’ayez pas peur » qui résumait toute mon époque et, dans le raccourci saisissant d’une seule formule, posait le diagnostic du mal et proposait son remède. Pour autant, je ne mesurais pas ce que le journaliste avait perçu dans son regard. Ce fut quelques années plus tard, alors que Jean-Paul II était bien plus âgé et déjà atteint par la maladie, que j’ai saisi, parce que je l’ai subi à mon tour, la puissance de son charisme qui avait attiré vers lui, vers cette religion à laquelle il redonnait sa liberté, son insolence et sa trempe — autant dire l’essence même des Évangiles —, une génération entière qu’on soupçonnait jusqu’alors d’avoir quitté les bancs de l’église.

C’était à Rome, en hiver, lors de ses audiences en petit comité où se mélangeaient des individus d’horizons et de motivations très disparates. Il y avait parmi nous une famille qui entourait un individu sans âge et, si j’ose le dire, sans forme. Handicapé et scrofuleux. Un de ces individus dont on s’écarte pour « des questions de peau », comme on le dit des gens avec qui on ne peut envisager aucun contact. J’étais derrière eux, et ma situation m’a permis de voir. J’ai vu Jean-Paul II transfiguré par l’amour et, dès lors, sortir de l’apparente léthargie que la maladie, ou son traitement lui infligeait. Il s’est redressé. Quelque chose d’infiniment jeune, d’infiniment léger et tendre s’est emparé de lui, qui n’était rien d’autre que l’essence de la compassion profonde et totale et qui le bouleversait. Il a pris cet être dans ses bras le temps de le serrer contre lui ; de ce moment où il a vu ce malade au moment où il l’a béni sans le lâcher des yeux, il a transfusé un tel amour qu’il en a inondé tous ceux qui assistaient à cette scène. Ce fut comme si un flot qui n’était pas de larmes mais de lumière liquide s’échappait de ses yeux et nous ondoyait, à la façon d’une eau baptismale.

De ce jour, lorsque je me surprends à pincer le nez à la vue des naufragés échoués sur nos trottoirs, dans leurs déjections, j’ai en superposition ce regard de Jean-Paul II qui m’a convertie à revenir, ou à tenter du moins de le faire, à la racine de l’Amour christique, de l’amour évangélique — l’alliage parfait, splendide, de la Foi et de la Compassion. Son regard, cette irruption de l’âme que l’autre a provoquée chez lui, a revivifié ma foi, et comme la mienne, celle de tant d’autres, tant d’autres.

Christiane Rancé

Illustration : Wikimedia.