La dissuasion nucléaire

REFLEXIONS par Monseigneur Claude DAGENS, évêque d’Angoulême, membre du corps académique, Académie catholique de France

1. Première remarque préliminaire : nous avons conscience de réfléchir à des réalités qui nous dépassent et qui sont porteuses non seulement d’une grande complexité, mais surtout d’une lourde charge d’irrationalité et même de violence.
L’Énergie nucléaire est terriblement ambivanlente : elle est à la fois source de progrès maîtrisables et cause de peurs justifiées. Mais à nous de ne pas tout mélanger, en mettant sur le même plan les centrales nucléaires et les bombes atomiques !

2. Seconde remarque préliminaire, que l’on trouve, d’une façon continue, dans la pensée du théologien Joseph RATZINGER : si la modernité scientifique et technique se caractérise par l’essor de la raison instrumentale, celle qui calcule, et qui contribue à la maîtrise et à la manipulation du monde, les calculs de cette raison instrumentale ne suffisent pas. La raison humaine, parce qu’elle est humaine, doit inclure aussi le travail de la raison morale, celle qui s’interroge sur le sens des transformations et des manipulations que l’on entreprend.
La technique, laissée à elle-même, peut devenir destructrice. Cela vaut aussi bien pour les processus financiers que pour l’énergie nucléaire. Il est donc légitime de s’interroger sur les raisons de la dissuasion nucléaire, en ce début du XXIe siècle. Je ne sais s’il faut parler de sa « délégitimation » : en tout cas, il est normal que la raison morale intervienne, en dialogue et en confrontation avec la raison scientifique et la raison politique, parce que la dissuasion nucléaire se trouve au croisement des trois.

 

3. Troisième remarque préliminaire : face à ces réalités et à ces questions, qui touchent à la vie politique, à la défense nationale, à la guerre et aux armements, la réflexion chrétienne a été toujours partagée.
Il faut bien reconnaître qu’il existe un contraste très grand entre la morale chrétienne appliquée à la naissance et à la mort humaine, et à la maîtrise médicale de la naissance et de la mort, d’une part, et d’autre part la morale chrétienne appliquée à la guerre et à la paix.

Deux illustrations très rapides :

– Durant la période des origines chrétiennes, la question s’est posée de la participation des baptisés à l’armée romaine. Et deux attitudes antagonistes ont été défendues : pour les uns, l’Évangile du Christ interdit absolument de participer à des actes de violence et de mort ; les chrétiens doivent donc pratiquer l’objection de conscience. Pour d’autres, il est normal qu’au titre de leur citoyenneté, les chrétiens participent à la vie collective et puissent exercer le métier militaire. Et il y a eu des martyrs chrétiens parmi les soldats de l’armée impériale.

– Autre illustration, plus contemporaine : en 2004, avant les élections présidentielles américaines, la question s’est posée d’une possible excommunication de certains candidats en raison de leurs attitudes à l’égard de l’avortement. Des autorités romaines ont fait valoir cet argument-là, mais sans faire allusion aux positions de ces candidats à l’égard de la guerre en Irak.

Il existe donc, de fait, dans la tradition chrétienne, des degrés inégaux d’attention aux réalités de la guerre et des responsabilités politiques à l’égard de la guerre.

Et, actuellement, il serait normal que l’on s’interroge sur les conséquences humaines des engagements militaires en Irak et en Afghanistan, surtout si l’on examine attentivement les effets réels de ces engagements.

 

4. En ce qui concerne la dissuasion nucléaire française, des questions graves se posent et elles se posent à l’intérieur même de la doctrine nucléaire de la France depuis les années 90, c’est-à-dire depuis la fin de la guerre froide.

Il me semble que, tout en envisageant de délégitimer la dissuasion nucléaire française, il serait utile de tenir compte des réflexions engagées au niveau des responsables politiques et des experts, qui sont eux-mêmes perplexes sur l’avenir de la dissuasion nucléaire.
Et l’on devine que les questions concernant l’armement nucléaire français sont inséparables d’une réflexion politique et stratégique qui situe la France à la fois dans sa relation aux États-Unis et dans sa relation à l’Union européenne.

« La dissuasion française (à l’horizon des années à venir) n’aura de choix qu’entre l’alignement au sein d’une architecture de systèmes défensifs dominés par les États-Unis (lesquels semblent plaider pour l’interdiction totale des armes nucléaires), c’est-à-dire (pour la France) le renoncement à l’idée d’autonomie qui la justifie depuis l’origine, ou bien l’intégration européenne, ce qui supposerait cependant que le développement institutionnel, politique et militaire de l’Union ait abouti à doter l’Europe d’une dimension stratégique qui lui manque totalement aujourd’hui et à laquelle elle répugne. »

– Et les conclusions de ce rapport sont encore plus interrogatives:

– Non seulement la dissuasion française est placée dans un angle mort stratégique, mais, à terme, avec le développement des systèmes de détection et d’interception, la crédibilité de la force balistique de frappe française est en cause.

– Sans développement technologique, la dissuasion va en se figeant, et la modernisation présente de notre dispositif, avec ses deux composantes, aérienne et océanique, cache, en fait, la dégradation de notre posture. « L’hypothèque sur le renouvellement des capacités stratégiques à long terme, les impasses en matière d’innovation technologique et la faiblesse des crédits consacrés à la préparation de l’avenir engage une péremption lente de la dissuasion. »

Et si j’avais maintenant quelques convictions à proposer en tant qu’évêque de l’Église catholique qui est en France, j’ajouterais simplement ceci : il ne faut pas nous tromper de combat. Les questions posées par la dissuasion sont inséparables des questions posées à l’ensemble de notre société, et à nous-mêmes, comme catholiques présents à l’intérieur de cette société devenue à la fois incertaine, fragile, dure et parfois violente.

Que voulons-nous vraiment pour notre société ? Il ne suffit pas de répondre par la négative, en disant que nous refusons la violence, l’insécurité, la corruption, l’aggravation des inégalités sociales elles-mêmes accentuées par le chômage. Il faut nous demander aussi : à quel prix, au prix de quels engagements voulons-nous lutter contre cette déshumanisation rampante, qui traite les êtres humains comme des objets ou comme des pions, en fonction des impératifs exclusifs de la rentabilité financière ou des lois d’un marché sans contrôle ?

Il y a des logiques soi-disant raisonnables, mais qui sont en réalité folles et perverses, auxquelles nous ne pouvons pas consentir. Mais, avec d’autres, qui ne partagent pas notre foi, nous voulons pratiquer d’autres logiques vraiment raisonnables, et en particulier la logique du respect de tout être humain, à commencer par les plus fragiles, et la logique de la solidarité effective, et aussi celle de la confiance plus forte que tout, qui est vitale lorsque l’on instrumentalise les logiques de peur.
Je plaide donc ici pour que les réflexions et les échanges de notre Académie catholique de France contribuent à ce travail qui est urgent.