Messe annuelle de l’Académie catholique de France
le 24 janvier 2014 en l’église Saint-Thomas-d’Aquin de Paris

Chers frères prêtres, chers frères et sœurs en Jésus-Christ,

« Je suis juif, né à Tarse, j’ai reçu à l’école de Gamaliel un enseignement strictement conforme à celui de nos pères, j’ai persécuté à mort les adeptes de cette doctrine. Une grande lumière venant du ciel, une voix sur le chemin de Damas me disait: Je suis Jésus le Nazaréen, Celui que tu persécutes. Que dois-je faire, Seigneur ? Le Dieu de nos pères t’a destiné à connaître sa volonté, tu seras pour Lui devant tous les hommes le témoin de ce que tu as vu et entendu ». Le récit autobiographique de la conversion du persécuteur, en apôtre Paul, missionnaire de Jésus, nourrit notre méditation au cœur de  cette Messe annuelle de l’Académie catholique de France, à laquelle je m’honore d’appartenir dès sa fondation.

Au début de sa Lettre aux Romains, Paul salue la communauté de Rome en se présentant comme le « serviteur du Christ Jésus, apôtre par vocation » (Rom 1, 1), qui a reçu la mission « d’annoncer l’Évangile de Dieu » (Rm 1, 1) aux nations païennes. L’initiative gratuite de Dieu (cf. 1 Co 15, 9-10; 2 Co 4, 1; Ga 1, 15), l’a saisi et littéralement retourné sur le chemin de Damas, comme  nous venons de l’entendre.  Apôtre des Nations, messager de la bonne nouvelle, Paul n’a cessé, avec intrépidité, d’annoncer courageusement, sans craindre les épreuves, tout au long de ses voyages missionnaires autour de la Méditerranée, d’Antioche à Athènes, de Corinthe à Rome, le Christ-Jésus, mort et ressuscité pour nous. Au soir d’une vie où s’approche l’heure du martyre, il dit en confidence à son disciple très cher, Timothée : « Je sais en qui j’ai mis ma foi » (2 Tim 1, 12). C’est là tout le secret de son existence, le ressort de son ardeur missionnaire, la sérénité de son espérance, la source de son amour. Sa foi, dont le mot même apparaît à plus de deux cent reprises sous sa plume et dans sa bouche, manifeste son rapport direct  au Christ, témoigné jusqu’au martyre. Aussi peut-il se laisser aller à l’action de grâces, comme il le fait  en sa 2e Lettre à Timothée : « Me voici déjà offert en sacrifice et le moment de mon départ est arrivé ; j’ai combattu le beau combat, gardé la foi et achevé ma course.»

Ce « beau » combat – le grec emploie l’expression « kalon » – n’a certes pas été un divertissement. Paul a connu, avec la persécution, l’épreuve des faux frères et la morsure de la solitude : « La première fois que j’ai eu à présenter ma défense, personne ne m’a soutenu. Tous m’ont abandonné ! ». Mais dans cet abandon,  « Le Seigneur, lui, m’a assisté et m’a rempli de force afin que, par moi, le message fût proclamé et qu’il parvînt aux oreilles de tous les païens. Et j’ai été délivré de la gueule du lion. » Saint Paul lit les évènements sur un autre registre que celui de l’immédiateté et des horizons limités de notre quotidien : il lève les yeux du cœur vers les horizons pour lesquels nous avons été créés, ceux du Royaume des Cieux où nous pourrons chanter sans fin la louange du Seigneur. C’est ainsi qu’il exprime sa bouleversante espérance : « Le Seigneur me délivrera de toute entreprise perverse et me sauvera en me prenant dans son Royaume céleste. A lui la gloire dans tous les siècles ! Amen ! ». Espérance fondée sur sa foi indestructible dans l’Amour du Christ. Il ne cesse de le répéter, 164 fois : « Pour moi, vivre, c’est le Christ ».

Cette espérance s’enracine dans sa rencontre bouleversante avec le Christ, sur le chemin de Damas. Bon pharisien, initié par l’étude des Livres Saints à la Révélation du Dieu vivant, le Dieu d’Abraham, de Moïse et des Prophètes, Saul méconnaissait la révélation inouïe du Dieu d’Amour, incarné dans le sein de la Vierge Marie, le fils de Dieu devenu fils de l’homme par amour pour nous. En réalité, il méprisait l’idée d’un Dieu si humble et si humain, un Christ crucifié traité comme le dernier des malfaiteurs. La rencontre avec les croyants de cette nouvelle « voie », tel Étienne, n’avait pas ébranlé sa conviction. Bien plus, il la combattait avec rage «  J’ai persécuté à mort les adeptes de la voie que je suis aujourd’hui, je les arrêtais et les jetais en prison, hommes et femmes. » Mais, non loin de Damas, poursuit-il dans sa confession , «  une grande lumière venant du ciel m’enveloppa soudain. Je tombai sur le sol et j’entendis une voix qui me disait : Saul, Saul, pourquoi me persécuter ?  Et moi, je répondis : « Qui es-tu, Seigneur ?Je suis Jésus que tu persécutes » (Act 26,15).

En un instant, en si peu de mots, c’est, avec Paul, l’histoire du monde qui bascule. Sur le champ, l’éclat de la lumière de la grâce aveugle Paul, mais son cœur s’ouvre. Ce Jésus qu’il persécute en ses disciples, est vivant ! Quel bouleversement !  Le Christ vit au cœur de ses disciples. Sa mort sur la Croix n’a pas eu  le dernier mot. C’est au contraire le premier mot de l’Église. Profondément touché par la grâce, Paul saisit en même temps qu’il ne pourra pas garder pour lui cette Bonne Nouvelle. « Je t’ai apparu pour t’établir serviteur et témoin devant tous les hommes, de ce que tu as vu et entendu. Et maintenant, pourquoi hésiter , Lève-toi et reçois le baptême, sois lavé de tes péchés en invoquant le nom de JÉSUS » (Actes 26, 16 et 22,16). La relation de Paul avec le Christ s’établit aussitôt avec la communauté chrétienne de Damas et il se met ensuite en rapport avec « les colonnes », comme il appelle les apôtres Jacques, Pierre et Jean (cf. Act 2, 9). On ne peut se dire chrétien sans être pleinement d’Église.

L’Église, le concile Vatican II nous l’a rappelé voici 50 ans dans son beau Décret Ad gentes sur la mission : « L’Église tout entière est missionnaire ». Et notre cher Pape François, dans sa récente  Exhortation apostolique Evangelii gaudium, nous invite à partager la joie de l’Évangile, dans son style familier direct et percutant, en nous appelant tous, c’est son chapitre premier, à la transformation missionnaire de l’Église, une Église « en sortie », ce sont ses propres termes, « un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer, à partir du cœur de l’Évangile ».

Saint Paul est l’Apôtre de la foi : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu » (He 11, 6). Mais la foi s’accompagne de la charité : « Quand j’aurais la plénitude de la foi, si ne n’ai pas la charité, je ne suis rien », affirme saint Paul (1 Cor 13, 3). Non intratur in veritatem, nisi per charitatem, On n’entre dans la vérité que par la charité, selon la belle devise augustinienne de notre Académie. Par la charité, la foi pénètre toute la trame de notre vie  quotidienne personnelle et sociale, qui demande à être entièrement renouvelée dans le Christ-Jésus. C’est tout le chapitre 4 de l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium : la dimension sociale de l’évangélisation, les répercussions communautaires et sociales du kérygme, l’intégration sociale des pauvres, le bien commun et la paix sociale, le dialogue social comme contribution à la paix.

Paul, au nom de Jésus, comme il le dit lui-même, s’est fait le prochain de tous. Il a compris, vécu et proclamé l’universalité du message de l’Évangile, préparé qu’il était à affronter le formidable et double défi culturel et spirituel du judaïsme et du paganisme de l’Empire romain dominateur du monde connu d’alors, sur tout le pourtour du bassin méditerranéen. Juif de Tarse, la célèbre métropole du commerce et de la culture, à la frontière et au centre de fusion des deux grandes cultures sémitique et grecque, comme le souligne Joseph Holzner dans son classique Le défi culturel chrétien selon saint Paul (Téqui, 1953), il est une « âme-frontière », mélange d’ouverture accueillante au monde et d’exclusivisme juif. Sa langue maternelle est celle de Jésus, l’araméen. Mais c’est en grec, dans les Septante, qu’il apprend l’Écriture, et, comme il le professe lui-même avec fierté, il est citoyen romain. C’est donc en homme de trois cultures, de ces trois villes-symbole, Jérusalem, Athènes et Rome, qui sont les trois villes-source de notre culture occidentale, que Paul, cet incomparable génie religieux, va forger, à partir de son expérience la plus intime, la rencontre soudaine et bouleversante du Christ sur le chemin de Damas, cet Évangile de la liberté qu’il va répandre, apôtre des nations, au cœur des cultures, pour les transformer par la puissance de ce levain divin. Son activité apostolique s’étend sur 25 ans à peine. Mais, quand il commence, l’Église naissante ressemblait à une petite secte judéo-chrétienne, et, lorsqu’il meurt en 67 sous la hache du bourreau romain, elle est déjà en petit devenue une Église universelle.

Ce soir, nous méditons son exemple hors pair pour inspirer l’engagement de notre Académie, au cœur des problèmes culturels et spirituels angoissants de notre temps fatigué, inquiet, en proie au doute entraîné par la blafarde lueur orageuse d’une culture émiettée, et la détresse spirituelle de tant de nos contemporains. Notre pape François nous appelle à affronter avec courage et lucidité la longue litanie des défis qu’il énumère sans complaisance au chapitre 2 de son Exhortation apostolique, nous invitant à dire non à une économie de l’exclusion et à la nouvelle idolâtrie de l’argent qui gouverne au lieu de servir, non à la disparité sociale qui engendre la violence, non à l’acédie égoïste et au pessimisme stérile, non à la mondanité spirituelle et à la guerre entre nous, et oui au défi d’une spiritualité missionnaire et aux relations nouvelles engendrées par Jésus Christ, pour répondre aux défis de l’inculturation de la foi au sein des cultures urbaines, comme m’invitait déjà, voici quelque trente ans, pour l’aider à y répondre, le Père Bergoglio, recteur de la  Faculté de théologie jésuite San Miguel de Buenos-Aires, alors que le nouveau pape, bienheureux prochainement proclamé saint Jean-Paul II, venait de créer le Conseil pontifical de la culture.

Chers amis, sans nul doute, c’est bien là l’engagement de notre Académie catholique de France créée pour le rayonnement du savoir et de la foi, à travers l’action multiforme de ses cinq sections de médecine, sciences de la vie et de la nature, sciences humaines et sociales, philosophie et théologie, arts et lettres, droit et sciences économiques, et de ses « Collèges régionaux », ses colloques , ses dossiers, ses publications et déclarations, ses prestations à la Radio et à la télévision. C’est , pour chacune et chacun d’entre nous, l’engagement d’y participer, à l’exemple multiforme de l’apôtre Paul, penseur, orateur, écrivain, voyageur apostolique, missionnaire, mystique, fondateur et organisateur d’Églises, le Juif qui, sur l’Agora d’Athènes, communique aux grecs des pensées chrétiennes dans des concepts stoïciens.

Croire en Jésus-Christ : aujourd’hui, pas plus qu’aux temps de Paul, la foi   n’est une évidence culturelle, mais un don de Dieu, « la grâce de Dieu toujours plus abondante que la prière qui l’a demandée », nous disait le pape François en son homélie pour la clôture de l’Année de la Foi. Paul  a dû faire preuve d’autant de courage et d’audace que d’intelligence et de persévérance, pour demeurer fidèle au Christ et partager son message  de salut dans un monde juif et païen, qui souvent le rejetait. Aujourd’hui encore, nous en avons besoin, comme lui, « pour jeter dans le monde qui pense un ferment chrétien », selon l’expression de Mgr d’Hulst que le pape faisait sienne le 1er juin 1980, où j’avais la joie de l’accueillir à l’Institut catholique de Paris . Demandons, par l’intercession de l’apôtre Paul, dans la prière, la grâce de remplir, comme lui, cette grande mission, pour éclairer par la réactivation de notre mémoire croyante et la créativité de notre intellectus fidei, les questions essentielles qui traversent nos sociétés et dont la solution réfléchie et responsable commande notre avenir en cette aube prometteuse et incertaine du nouveau millénaire.

 Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen !