Don de soi pour sauver autrui

Septembre 2014

Qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera (Mt 8, 35, Jn 12, 25).

Ce que vous avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt 25 40).

L’épidémie du virus Ebola en Afrique de l’Ouest nous fait prendre conscience de la réalité du risque de perdre sa vie en soignant autrui. Les Frères de l’Ordre Hospitalier Saint Jean de Dieu, Guy, Georges, Miguel et Sœur Pascaline, sont morts, en vivant l’article 22 de l’ Ordre : « par le vœu de l’hospitalité, nous frères de Saint Jean de Dieu, nous nous consacrons à l’assistance des malades et des nécessiteux en nous efforçons de leur rendre tous les services nécessaires, mêmes les plus humbles et au péril de notre vie, à l’invitation du Christ qui nous aimés jusqu’à mourir pour notre salut ». Beaucoup d’autres sont décédés dans l’espoir de sauver autrui.

Donner de soi pour la vie d’autrui a été aussi l’argument qui a permis de lever l’interdit de la mutilation en vue de greffes. Une mère qui voulait donner un rein pour sauver son enfant atteint d’insuffisance rénale ne pouvait le faire en raison d’une conception de la loi naturelle rappelée en 1930 par le pape Pie XI dans l’encyclique  Casti Cannubi. Il avait clairement énoncé le fait que personne n’est maître de son corps et qu’on ne peut détruire ni mutiler son corps en dehors d’un bénéfice direct pour soi même. Le Père Tesson contourna cette interdiction en défendant la thèse selon laquelle sauver autrui autorise un sacrifice personnel, ce principe moral dépassant l’interdit de mutilation.

L’Eglise a été confrontée aussi à la définition de la mort lorsqu’on a proposé de retenir la mort cérébrale au lieu de la mort cardiaque pour permettre des chances plus grandes de réussite de greffes d’organes. Là encore le principe moral du don de soi pour sauver autrui a prévalu sur la tradition jusque là immuable de la mort cardiaque. Un homme au cœur battant sans cerveau peut être un donneur d’organes pour sauver des vies. Ainsi sauver autrui par don de soi est un principe qui dépasse loi naturelle et tradition.  

Des sauveteurs, par leur métier et au risque de leur vie, repêchent des naufragés en mer, recherchent de personnes perdues en montagne, délivrent des otages. Sauver autrui oblige parfois à prendre des risques, la difficulté étant de trouver la limite.

Se donner n’est pas se vendre, ni être vendu. La vente de son sang ou de ses organes, les marchés conclus pour une grossesse pour autrui sont des interdits moraux. On peut étendre cet interdit aux brevets déposés lors de découvertes de gènes en vue de commerce. La gratuité est sans retour, sans recherche de bénéfice indirect, car souvent dans la société ce qui paraît gratuit est en fait un investissement.

Se donner pour sauver autrui n’est pas donner pour donner la vie à un être nouveau (don de sperme, don d’ovocyte, don d’embryon). La distinction est autant dans le geste que dans la discussion morale, entre altruisme, adoption, et interdit. Se donner n’est pas non plus prêter son corps pour porter un enfant, même si l’argent n’intervient pas. Autant de sujets qui méritent des débats particuliers.

Se donner pour sauver autrui a aussi des limites. Lors de greffe de foie envisagée en urgence pour un malade atteint d’hépatite fulminante, si aucun donneur n’est disponible, des chirurgiens proposent à un membre proche de donner une partie de leur propre foie. L’intervention est délicate et surtout elle fait courir au donneur sain un risque de 1% de mortalité. Si la greffe n’a pas lieu le malade meurt. Le proche accepte généralement de donner une partie de son foie mais peut-on proposer de sauver autrui au prix d’un risque vital non négligeable?

Cet exemple nous fait aussi toucher du doigt le consentement libre du don de soi. Est-il libre dans ce moment de grande émotion ?

Pour revenir aux frères de l’Ordre Hospitalier Saint Jean de Dieu morts en soignant les malades du virus Ebola, le risque a-t-il des limites ? L’émotion peut-elle dépasser la raison et l’entendement ? Le don de soi dont les interdits ont été levés par utilitarisme comme nous l’avons vu, n’a-t-il pas aussi des limites qui seraient définies par utilitarisme ? Ou alors, est-il un sacrifice altruiste sans limite ?

Laurent Degos
Vice-président de l’Académie catholique de France