L′Académie a tenu sa séance solennelle de rentrée 2025 le 16 octobre au Collège des Bernardins.

L’engagement pontifical pour la paix dans la période contemporaine

La politique internationale est basée sur l’idée du monde que nous avons et comment nous le regardons. Nous avons tous des lentilles conceptuelles : j’ai ces lunettes, sinon je ne serai pas en mesure de lire. Et cela me donne de voir la réalité d’une certaine manière. Souvent, il y a une grande distorsion entre notre façon de lire l’histoire et la réalité internationale.

Je remercie le Président de l’Académie catholique de France de m’avoir invité pour réfléchir avec vous ce soir sur les lentilles conceptuelles avec lesquelles les Papes contemporains ont lu et lisent l’histoire, offrent réflexions, exhortations, indications et mesures concrètes pour ouvrir de nouvelles perspectives de paix.

Du « massacre inutile » par lequel le Pape Benoit XV, condamnait la Première Guerre mondiale, il y a un peu plus d’un siècle ; au « jamais plus la guerre » de Paul VI à l’ONU ; à « la guerre, aventure sans retour », de Jean-Paul II ; au Pape François avec « la guerre est toujours un échec » et maintenant « la paix désarmée et désarmante » du Pape Léon, il y a un fil conducteur dans le magistère, l’action diplomatique, les exhortations et les prières des Papes depuis un siècle.

Contrairement à ce que disent de nombreux théoriciens et analystes des relations internationales, la guerre n’est pas la condition normale de l’humanité, elle est une blessure. Les Papes que j’ai cités la ressentent ainsi, en voient l’énormité, car ce n’est pas la condition à laquelle aspire l’humanité. De fait, si le monde se basait uniquement sur le conflit, nous serions déjà exterminés depuis des siècles.

La lentille conceptuelle des Papes du siècle dernier et de celui-ci montre qu’une grande partie de l’histoire de l’humanité ne s’est pas déroulée en condition de guerre, mais plutôt dans une recherche laborieuse de coopération, ou du moins de coexistence pacifique.

La journée mondiale de la paix de l’Église catholique a été instituée par le Pape Paul VI en 1968, une bonne dizaine d’années avant la journée mondiale de la paix décidée par l’ONU. Après la lentille traditionnelle qui lisait : « la guerre est inévitable », Paul VI a invité les hommes de bonne volonté à lire : « la paix est possible, quand les différences et les conflits qu’elles entrainent ne sont pas éliminés, mais reconnus, assumés et traversés. »

Les pontifes plus récents ont ensuite réfuté une autre vision déformée. On entend dire que depuis 2022, la guerre est revenue en Europe. Mais la guerre, malheureusement, ne l’a jamais quittée. Il suffit de penser à celle survenue en ex-Yougoslavie dans les années 90.

Mais surtout, les Papes ont élargi notre concept de paix. Ils ont décolonisé l’idée de paix. Nous ne pouvons pas nous sentir en paix s’il y a des régions entières dans le monde où la guerre est devenue la condition quotidienne de générations entières. Et donc avoir cette conscience est essentiel pour comprendre la réalité dans laquelle nous sommes.

Quand on parle de magistère et œuvre des Papes sur les questions internationales, et spécialement la paix, souvent, la première réaction est de les reléguer au concept dévalorisé de diplomatie déclaratoire.

En d’autres termes, certains soutiennent qu’une diplomatie qui n’est pas basée sur la force réelle — ou sur la menace de la force réelle — ne serait pas prise au sérieux.

Frédéric II de Prusse disait « qu’une diplomatie sans armée est une musique sans instrument », et cent ans après, l’homme d’État prussien Otto von Bismarck, qui avait aidé l’Empereur à reconstruire un grand empire, disait qu’avec le discours sur la montagne, donc les Béatitudes de l’Évangile, ou avec la foi, on ne peut gouverner, ni administrer, ni mener des affaires avec succès. De même, Staline demandait à qui disait du bien du Pape : combien de divisions armées le Pape a-t-il ? Cela revenait à dire que sans l’usage de la force, on n’arrivera jamais à faire quoi que ce soit. La parole des Papes a une force intrinsèque qui découle de leur autorité morale.

La manière traditionnelle d’agir utilisée par les Papes privilégie la force du droit et de la persuasion au droit de la force.

Le Saint-Siège affirme une impartialité conforme à sa mission morale et spirituelle et reconnaît la primauté du droit dans les rapports entre les hommes et les peuples.

Ce souci d’impartialité ne l’empêche pas d’intervenir, s’il est sollicité, pour apporter ses bons offices, faciliter ou même offrir sa médiation. Par exemple, il a été médiateur entre l’Argentine et le Chili dans l’affaire du canal de Beagle (1979-1985) ; il a joué un rôle décisif dans la finalisation effective d’un accord de normalisation des relations entre Washington et La Havane (2014) ; il a permis la libération d’humanitaires britanniques en Iran, en 2017. Dans le cadre de la guerre en Syrie et du conflit israélo-palestinien, la diplomatie du Saint-Siège a assumé une position indépendante et originale vis-à-vis de la diplomatie internationale.

On a pu le constater au cours des veillées de prière et de jeûne organisées pour éviter un conflit mondial autour de la question de la Syrie (2013) et dans la convocation des dirigeants des États d’Israël et de Palestine pour prier dans les jardins du Vatican (2014). La première initiative a encouragé le retrait des armes chimiques par la Syrie avec l’aide de la diplomatie internationale plutôt que par une intervention armée. La seconde a rouvert, alors, les portes au rêve de la paix, longtemps fermées.

Dans la ligne du Pape Benoît XVI (2005-2013), qui avait renoué le dialogue avec le patriarcat de Moscou après les tensions durant le pontificat de Jean-Paul II, le pape François, a créé les conditions susceptibles d’entraîner de nouvelles avancées. Les relations avec la Russie, en même temps que le rapprochement avec le patriarcat orthodoxe, ont été cultivées au cours des années qui ont précédé l’agression russe en Ukraine. Pendant la période où j’étais Nonce à Moscou, le Président Poutine a rendu visite trois fois au Pape François au Vatican. La rencontre à Cuba, le 12 février 2016, entre le pape François et le patriarche Kirill, résultat de cette politique de rapprochement, est une étape importante.

L’agression russe en Ukraine a refroidi ces relations. Il y a trois ans, au début de l’agression russe en Ukraine, le Pape François, dans un geste inhabituel en dehors des protocoles diplomatiques, s’est lui-même rendu à l’ambassade de Russie auprès du Saint-Siège pour rencontrer l’ambassadeur et essayer d’empêcher l’aggravation d’une situation déjà conflictuelle. Le même jour, il a téléphoné au président ukrainien Zelensky. Les médias ont parlé d’une offre de médiation du Saint-Siège pour aboutir au « cessez-le-feu ». Mais il ne s’agit pas de cela. Pour une médiation, il faut que les parties concernées se mettent d’accord pour inviter ou au moins pour accepter un médiateur particulier. Des deux côtés, russe et ukrainien, il n’y a pas eu cette disponibilité. Ils ont tout de suite fait comprendre ne pas être intéressés par une négociation, mais par la victoire militaire. Pendant la première année du conflit, beaucoup ont invoqué un voyage du Pape en Ukraine, comme pour dissuader la Russie de continuer la guerre. Beaucoup sont restés déçus et peut-être même amers que le Pape n’ait pas accompli un geste extraordinaire. Mais maintenant, on commence à comprendre les raisons du Pape : il avait tout de suite saisi qu’aussi bien l’agresseur russe que l’agressé ukrainien ne cherchaient pas une solution politique négociée, mais la victoire par la guerre. Pour cette raison, ni l’un ni l’autre n’étaient intéressés par une médiation du Pape. Il ne restait donc plus qu’à s’investir dans l’aide humanitaire, massivement assurée par les organisations catholiques et par les églises des Pays voisins. Il restait encore un autre canal : faire pression sur les puissances capables d’influencer la Russie et l’Ukraine. Le Pape a nommé un Envoyé qui s’est rendu en Ukraine et en Russie, puis à Washington et à Pékin. Mais même dans ces capitales, il a trouvé la même logique : il faut viser la victoire par la guerre.

Le même scénario s’est répété, même si c’est de manière différente, dans le conflit, qui n’a pas encore cessé, entre le Hamas et Israël. Par ses propres canaux et l’intervention de personnalités ecclésiastiques locales, le Pape François cherchait par tous les moyens à favoriser la libération des otages israéliens et à amener les parties à un cessez-le-feu. Mais là aussi, on s’est trouvé dans un dialogue de sourds : les deux parties, et les puissances qui les soutiennent respectivement, étaient convaincues qu’il fallait aller jusqu’au bout et que la seule solution était d’éliminer la partie opposée.

Il y a quatre ans de cela, le Pape François a maintenu à tout prix son voyage en Irak. Une visite qualifiée par tous comme historique par sa valeur et ses promesses en raison de la rencontre, de la cohabitation et de la collaboration entre les différentes religions et cultures. Il a ouvert un dialogue avec le monde chiite et en même temps s’est positionné comme un pont entre chiites et sunnites. La rencontre entre le Pape et le grand ayatollah Al-Sistani est un symbole fondamental. Il n’y aura peut-être pas de grand changement, mais il s’agissait de créer des relations à un moment où il était extrêmement difficile de le faire.

Le Pape François s’est inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs tout en incarnant une véritable volonté de changement, en allant plus loin dans l’entente avec l’Islam.

Tout d’abord il a recentré les relations avec l’Islam sur la réciprocité de la liberté religieuse. Nous, les chrétiens, nous vous permettons, à vous musulmans, de venir dans nos pays et de prier librement. Pourquoi ne faites-vous pas de même avec nous ?

Ensuite, il y avait le désir chez le Pape de comprendre l’extrémisme religieux sous toutes ses formes et dans toutes les religions. Cela dérange parfois certains catholiques : que le Pape mette le doigt non seulement sur le fondamentalisme islamique, mais qu’il le rapproche de certains fondamentalismes dans le milieu chrétien, catholique. Mais, sur ce point, il a fait une chose très utile, parce qu’il nous a dit justement que l’ennemi n’est pas l’Islam, mais le fondamentalisme. Et le fondamentalisme est une faiblesse présente dans toutes les religions ; c’est donc quelque chose que nous devons combattre ensemble.

Cependant, une certaine perplexité, voire une certaine méfiance, persiste à l’égard des paroles d’un chef religieux. Car souvent la religion est considérée comme un élément qui, s’il ne fomente pas de conflits, les aggrave. C’est une perception extrêmement partiale car, si nous regardons l’histoire des conflits, les fameuses guerres de religion ne sont quasiment jamais des guerres de religion. Ce sont toujours des guerres de pouvoir : guerres pour le pétrole, guerres pour des intérêts, et des forces politiques instrumentalisent la religion pour d’autres buts. Aujourd’hui, plutôt que les guerres de religion, les papes dénoncent la religion de la guerre, c’est-à-dire l’idée que les disputes et les crises internationales peuvent être résolues avec le conflit armé.

La parole des Papes a un rôle fondamental pour prévenir les conflits et favoriser la réconciliation. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où, malgré les institutions internationales, la politique mondiale est encore ptolémaïque : les États nationaux, les frontières sont encore au centre de la politique. Alors que tout le reste est devenu copernicien : tout est devenu transnational, ce n’est même plus international, tout est devenu mondial. Il suffit de penser au changement climatique, aux migrations, à la sécurité alimentaire : ce sont des questions qui regardent l’humanité dans sa complexité. Dans cette situation d’unification d’une part, mais aussi de grandes inégalités d’autre part, la parole et l’action, par exemple du Pape François et maintenant du Pape Léon, ont une fonction fondamentale : le rôle de la conscience critique de l’humanité. Ils s’adressent à la politique en signalant quelques priorités fondamentales. Il s’agit d’une fonction « prophétique » au sens large, qui n’est pas abstraite.

Puis il y a quelques mythes dans les relations internationales que les Papes contribuent aussi à défaire. Le premier mythe est que la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens, des moyens violents. Non, du Pape Jean-Paul II à aujourd’hui avec le Pape Léon, les Papes ont affirmé et même crié que la guerre est la négation de la politique, la négation de la diplomatie, la négation du dialogue.

Un autre mythe dans la bouche de nombreux Chefs d’État et responsables de la chose publique aujourd’hui est : si tu veux la paix, prépare la guerre. Dans l’histoire, toutes les fois que nous avons préparé la guerre, nous avons eu la guerre. Les Papes nous exhortent à cultiver quelque chose qui manque en ce moment dans les relations internationales : la confiance, pouvoir faire confiance à l’autre, avoir cette capacité de risquer la confiance.

Autre mythe que les Papes aiment briser : il est faux de dire qu’il y a des guerres locales, toutes les guerres sont mondiales. Le Pape François aimait répéter une affirmation qu’il avait probablement empruntée à d’autres, mais qui résume bien la situation d’aujourd’hui : nous sommes dans une troisième guerre mondiale en morceaux.

Alors que prévaut le discours presque obsessif du réarmement militaire, le Pape Léon nous rappelle constamment qu’il convient de passer de la Warfare [« guerre ». — NDLR] globale, avec l’envolée des dépenses militaires, à la Welfare globale, c’est-à-dire au « bien-être » de tous ; de l’idée de la sécurité internationale — la sécurité des frontières est certainement importante — à la sécurité humaine, c’est-à-dire la sécurité des personnes, des peuples, et donc, mener toute la politique internationale autour de cela.

Les exhortations, les encycliques des Papes s’adressent toujours à toutes les personnes de bonne volonté. Pourquoi ? Car même au niveau de la politique mondiale, on a désormais compris que les processus de coopération entre les États sont certes importants, tout comme le rôle des institutions multilatérales, mais qu’au final, toute politique trouve son fondement dans la base de la société. Des choix faits constamment dans le quotidien et dans le mode de vie de chacun influencent aussi les orientations politiques et institutionnelles et peuvent orienter dans le sens d’un changement. Donc le secret de l’universalité réside vraiment dans la proximité. Parce que c’est là que les idées, les options mûrissent, qu’elles deviennent parfois décisives, surtout si elles sont partagées.

Mgr Celestino Migliore.
Nonce apostolique en France.

Illustration : chancellerie du sénat de Pologne, Wikimedia Commons.