Le prix annuel de l’Académie catholique de France a été décerné le 26 janvier 2018 au Professeur Étienne François, historien.
Éloge par Nicole Lemaitre
Étienne François est d’abord un universitaire tout à fait classique, issu de l’École normale supérieure d’Ulm en même temps qu’Alain Juppé. C’est aussi un catholique classique qui n’a jamais caché son appartenance religieuse dans les milieux laïcs qu’il a fréquentés. Mais c’est pour une action persévérante continue que l’Académie prime cet historien qui pourrait tout aussi bien la rejoindre comme membre à part entière s’il n’y avait déjà beaucoup d’historiens dans la section de sciences humaines : la création d’une mémoire partagée, entre la France et l’Allemagne tout d’abord, puis aujourd’hui à l’échelle de l’Europe.
On peut comprendre que ce fils de déporté ait voulu la réconciliation et la construction européenne, mais il est bien rare que le chemin dépasse la reconnaissance bilatérale dans ces cas-là. Étienne François a choisi de faire une carrière universitaire à la fois en France et en Allemagne, ce qui demandait dans les années 1960 une patience et une persévérance hors pair. Mais il a surtout tenté de mettre en place des structures pérennes d’échanges des hommes et des idées à Göttingen et à Berlin. Il a su accompagner en historien à la fois la réunification de l’Allemagne (qui faisait peur en France) et l’élargissement de l’Europe, qui provoquait tantôt la disparition des mémoires nationales ou locales et tantôt le repliement sur la petite patrie. Il a montré l’importance des commémorations pour construire la mémoire commune, mais aussi que la mondialisation poussait à débusquer des mémoires partagées de façon inconsciente quand la langue ne permettait pas de les dire, ainsi pour les lieux de mémoire. Il a travaillé sur des hommes oubliés comme l’abbé Franz Stock (l’aumônier de la Gestapo et des fusillés du mont Valérien, mais aussi des prisonniers allemands du séminaire des déportés de Chartres) qui préfiguraient une forme d’entente franco-allemande fondée sur la fascination l’un pour l’autre dès les années 1920 et assuré le dossier en vue de la béatification de celui-ci porté par les diocèses de Paderborn et de Chartres.
Pour Étienne François, l’Europe est une réalité tangible, ni plus ni moins glorieuse que d’autres ères culturelles mais qui prétend s’appuyer sur des mémoires et des façons de penser qui se construisent sur le pluralisme religieux et linguistique après avoir dérapé dans les violences ; des violences partagées qui fondent paradoxalement cet être-ensemble fait de respect et de curiosité à l’égard de l’autre.
Lui qui est parfaitement bilingue au point d’habiter tous les niveaux de la langue allemande, comme le disait un historien allemand, depuis l’argot des tréfonds sociaux jusqu’à l’érudition la plus pure, a su grouper autour de ses projets des équipes, des amis, des chercheurs qu’il a galvanisés et qui nous fournissent aujourd’hui un matériel intellectuel pour penser l’Europe autrement qu’avec des chiffres ou dans les querelles sibyllines de Bruxelles. Une Europe qui se souvient de la chrétienté pour dire qu’il est toujours possible de s’entendre au nom d’un idéal commun de justice et d’humanité.
Cet acteur de l’ombre qui donne des arguments positifs pour construire l’Europe mérite bien que nous reconnaissions son action, patiente, profonde et finalement efficace. Ces passeurs véritables ne sont pas si nombreux; il ne faut pas hésiter à les honorer.
Remerciement par Étienne François
Cher Père Capelle-Dumont, chère Nicole Lemaitre, chers membres de l’Académie catholique de France, Mesdames et Messieurs, chers amis et chers membres de ma famille,
Permettez-moi pour commencer de remercier aussi chaleureusement que possible l’Académie catholique de France pour le grand honneur qu’elle m’a fait en décidant de m’accorder son prix pour l’année 2018. Mes remerciements s’adressent tout particulièrement au président de l’Académie, le père Capelle-Dumont, au comité qui a effectué ce choix au nom de l’Académie, à mon amie, collègue et complice Nicole Lemaître qui a été élue la même année que moi professeure d’histoire moderne à l’Université Paris-I (Panthéon-Sorbonne) et dont l’éloge m’a particulièrement touché, ainsi qu’à deux membres de l’Académie qui n’ont pu être là ce soir, dont je suis proche et qui ont, je le sais, joué un rôle déterminant dans mon choix, à savoir Rémi Brague et Jean-Dominique Durand.
Permettez par ailleurs que je profite de ces mots de remerciement pour redire publiquement l’infinie gratitude que je dois à mon épouse Beate dont la présence ce soir, avec plusieurs membres de notre famille, me réjouit tout spécialement. Nous avons fait connaissance en 1963, donc l’année même où a été signé le traité d’amitié franco-allemand, alors que nous étions tous deux étudiants, dans le cadre d’une rencontre internationale organisée pendant l’été par des moines de l’abbaye bénédictine de Maria-Laach, cette merveilleuse abbaye romane où s’était réfugié Konrad Adenauer pour échapper à la Gestapo et dans la crypte de laquelle nous nous sommes mariés en septembre 1968. C’est grâce à elle que j’ai pu devenir vraiment bi-national et donc européen, c’est elle qui m’a appris à croiser le regard de l’intérieur et de l’extérieur, pratique indispensable à toute compréhension de la réalité européenne ; c’est elle, enfin, qui pendant les années passées m’a encouragé et soutenu dans la réalisation de l’ouvrage Europa – notre histoire que j’ai dirigé avec mon ami et collègue Thomas Serrier, lui aussi franco-allemand, mais d’une génération plus jeune que la mienne, ainsi qu’avec l’aide de la philosophe et politologue belge Valérie Rosoux, de l’historien japonais et parfait connaisseur de l’histoire européenne Akiyoshi Nishiyama, du médiéviste franco-allemand lui aussi Pierre Monnet, du médiéviste berlinois spécialisé dans l’histoire de l’Italie Olaf Rader et enfin de l’historien également franco-allemand Jakob Vogel, spécialiste d’histoire mondiale. Ce gros ouvrage dont une bonne moitié du contenu a été traduite en français, a été rédigé par un peu plus d’une centaine d’auteurs originaires de l’Europe toute entière ainsi que du reste du monde ; il compte 150 entrées, près de 1.400 pages et a paru à Paris aux éditions « Les Arènes » en septembre dernier.
Cet ouvrage qui représente pour moi l’aboutissement d’un projet qui me tenait à cœur depuis une quinzaine d’années, nous l’avons réalisé en multipliant autant que possible les regards, en nous inspirant de l’approche d’une « histoire au second degré » telle que l’avait expérimentée Pierre Nora et tous ceux qui avaient contribué à l’enquête sur les « lieux de mémoire » qui a paru en sept volumes entre 1984 et 1992, mais aussi en nous réclamant de Paul Ricoeur qui dans son dernier ouvrage, « La mémoire, l’histoire et l’oubli » a si bien mis en valeur la complémentarité dialectique entre la mémoire et l’histoire. Mais en même temps nous avons veillé à ne pas nous transformer en donneurs de leçons décrétant de manière apodictique et dogmatique ce qu’est l’Europe et ce qu’elle doit devenir – car cela dépend de chacun d’entre nous en tant que citoyen, et non en tant qu’historien, politologue, philosophe ou théologien.
Ce livre est fait d’un mélange d’empathie et de joie de la découverte, mais aussi d’humilité ; il part du présent pour y revenir car son ambition est d’analyser, d’expliquer et de faire comprendre ce que saint Augustin a parfaitement défini comme « le présent du passé », c’est-à-dire la multiplicité des héritages mémoriels issus d’une histoire européenne plurimillénaire qui marquent de leur empreinte le présent de l’Europe d’aujourd’hui, de l’Irlande à la Russie et de la Scandinavie à la Méditerranée, ces mémoires que nous portons en nous et partageons entre nous dans nos représentations et nos comportements, en tant que « divided or shared collective memory ». Pour ce faire, nous avons repris à notre compte sous une forme sécularisée la recommandation donnée par Jésus à ses disciples et à nous tous, à savoir l’attention à porter à la lecture des « signes des temps », une attention que nous avons mise en œuvre grâce aux trois règles méthodologiques essentielles de l’histoire en tant que discipline que sont l’historicisation, la complexification et la contextualisation. Mais de la même manière que Jésus, tout en nous encourageant à déchiffrer les « signes des temps », nous rappelle en même temps que nous ne saurons jamais ni l’heure ni le jour du retour du Sauveur dans la gloire, nous n’avons pas oublié que, si attentifs et scrupuleux que nous ayons été dans l’exploration des mémoires européennes, la présentation que nous en faisons n’en reste pas moins relative, partielle et déterminée – et qu’elle est tout le contraire d’une vérité absolue et définitive.
Quelles conclusions sur l’avenir possible et souhaitable de l’Europe ai-je tiré, en tant qu’historien et plus encore en tant que chrétien, de notre enquête sur les mémoires européennes dans leur vitalité et leur complexité, leurs continuités et leurs mutations, leurs parentés et leurs oppositions, vues de l’intérieur comme de l’extérieur ? La première conclusion est que l’Europe ne peut être comprise, et donc ne peut elle-même vraiment se comprendre en tant que telle et construire son avenir que si elle est prise dans sa totalité (aussi bien géographique que chronologique), et en même temps toujours resituée dans ses interactions avec d’un côté les nations qui la constituent et qui ne peuvent exister sans elles, et de l’autre le monde tout entier qu’elle a profondément marqué de son emprise et qui est en même temps le contexte dans lequel elle s’inscrit. La seconde conclusion, comme l’a déjà montré Rémi Brague, est que de la même manière que l’Europe n’a commencé d’exister que par son appropriation au début du Moyen-Age d’héritages qui lui sont à la fois antérieurs et extérieurs – en l’occurrence la culture de l’Antiquité telle qu’elle s’est épanouie à une époque où le mot d’Europe n’avait qu’une signification géographique, et de l’autre le judaïsme, le christianisme puis l’islam originaires tous trois du Proche-Orient et eux aussi formés avant que l’Europe ne commence d‘exister comme telle -, l’Europe n’aura d’avenir que si elle continue, comme le souligne entre autres l’historien allemand Wolfgang Reinhard, de s’ouvrir au monde et aux cultures qui lui sont extérieures. La troisième conclusion tient à cette réalité paradoxale que s’il est vrai que l’Europe dont nous sommes les héritiers est, pour reprendre l’expression d’Héraclite, fille de la guerre – qu’il s’agisse des innombrables guerres qui l’ont déchirée et en même temps poussée de l’avant, ou des guerres qui l’ont opposée au reste du monde et qui lui ont permis de le conquérir et de réunir entre eux les continents -, l’Europe d’aujourd’hui repose sur le bannissement de la guerre entre Européens comme ultime recours en cas de conflit. Avec pour conséquence que nos mémoires collectives, marquées jusqu’à peu par les guerres qui leur ont donné naissance et qu’elles ont à leur tour contribué à relancer, se sont entretemps pacifiées, que nous percevons bien mieux qu’autrefois à quel point elles sont toutes interconnectées entre elles et que notre défi d’aujourd’hui, comme l’a si bien dit l’historienne italienne Luisa Passerini, est de les rendre « partageables ».
Parce qu’il est à la fois argentin, et donc extra-européen, et en même temps descendant d’une famille d’origine italienne – et donc capable de jeter sur l’Europe d’aujourd’hui un regard à la fois extérieur et intérieur -, mais aussi parce qu’il est, en tant qu’homme de foi vive, bien placé pour savoir qu’aucun continent du monde n’a été autant aussi longtemps et profondément marqué par le christianisme, le pape François a à plusieurs reprises rappelé comment, à son avis, les Européens d’aujourd’hui devraient tirer le meilleur parti de leur héritage. L’Europe à laquelle il aspire est, comme il l’a dit dans son discours du 28 octobre dernier, une Europe appelée à être un lieu de dialogue et à « redevenir une communauté solidaire », une Europe dans laquelle les chrétiens ont pour mission de « redonner une âme au continent » et de faire en sorte que « la religion y soit plus qu’une simple réalité privée et sentimentale », une Europe qui sache « transmettre à la postérité un avenir d’espérance », qui soit ouverte au monde, qui se montre solidaire de tous ceux qui dans le monde sont victimes de la guerre, de la misère ou de la persécution, qui assume sa responsabilité mondiale, tout particulièrement à l’égard de l’Afrique, et qui soit plus généralement un facteur de paix et de réconciliation. Telle est également l’Europe que je souhaite et à la construction de laquelle j’aimerais contribuer pour qu’elle devienne le continent sur lequel pourront s’épanouir aussi bien nos deux petits-fils présents ici ce soir, Samuel et Joachim, que Mathab et Khorchide, ces deux jeunes afghanes musulmanes qui ont trouvé refuge à Berlin et dont ma femme Beate est devenue l’amie.
Étienne François.
Professeur (émérite) d’histoire à l’Université Paris-I (Panthéon-Sorbonne) et à l’Université Libre de Berlin,
membre de l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg.