Mgr Joseph Doré,
archevêque émérite de Strasbourg,
doyen honoraire de la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris,
directeur de la collection « La grâce d’une cathédrale ».

Tribune (La Croix, 13 août 2019)

Les cathédrales sont là ; elles sont belles ; et tout le monde a de la considération pour elles. Mais tout ne se passe-t-il pas souvent comme si leur existence paraissait aller de soi, voire semblait garantie pour les siècles ? Et cela sans que nous ayons besoin, en somme, de faire plus que les visiter un jour, les montrer une fois à nos enfants, et recueillir à l’occasion sur l’une ou l’autre d’entre elles telle information plus ou moins inédite. Sans que, en tout cas, nous ayons eu les moyens de réaliser combien elles appartiennent à notre histoire et à notre culture propres, et à quel point elles sont susceptibles d’être reconnues comme relevant du patrimoine de l’humanité tout entière.

Il me semble que les graves événements survenus à Notre-Dame de Paris nous invitent à une prise de conscience et à une réflexion qui pourraient s’avérer bénéfiques à deux égards au moins. D’abord dans l’ordre de la connaissance et donc de la culture en général ; ensuite dans l’ordre de notre existence même et de ce qui peut l’éclairer et lui donner sens.

C’est avant tout ma propre expérience qui m’a ici instruit. Lorsqu’en 1997 j’ai été nommé archevêque de Strasbourg, je n’ai pas seulement, comme bien d’autres, été tout de suite attiré par la prestigieuse cathédrale du lieu. J’ai vite noué avec elle un lien qui n’a cessé de s’enrichir avec le temps, et qui a fini par me conduire quelque dix années plus tard à publier sur elle un ouvrage collectif qui devait être à l’origine d’une collection dont le titre, « La grâce d’une cathédrale », est à lui seul un programme, et qui compte maintenant une bonne vingtaine de publications. Partout, le même enchantement à travers la découverte, la fréquentation et l’étude attentive de chacun de ces prestigieux monuments, de plus en plus visités certes, mais en fait de moins en moins connus.

L’histoire des cathédrales

Tout d’abord, l’histoire de la construction souvent étalée sur huit siècles au moins mais qui prenait le relais de plusieurs édifices antérieurs, informe sur des savoir-faire et des techniques spécifiques dont, hors les milieux spécialisés, nous n’avons plus guère idée. Elle renseigne également sur un ensemble de conditions matérielles et sociales, politiques et sociétales – spirituelles et religieuses aussi ! –, qui ne sont plus les nôtres, mais qui ont prouvé leur fécondité en multipliant sous nos yeux les chefs-d’œuvre. N’hésitons pas à toujours rappeler que leurs bâtisseurs n’étaient pas des esclaves comme sur les chantiers de l’Antiquité, mais des hommes libres, qui pouvaient signer leur œuvre.

Ensuite, l’examen méthodique de l’édifice en son état actuel permet de découvrir une série de merveilles dont nous ne trouvons pas l’équivalent ailleurs. Cela commence bien sûr par l’architecture mais cela continue par la sculpture, le vitrail, la peinture, l’orfèvrerie, la paramentique… que sais-je ?

En troisième lieu, le relevé systématique des événements dont tous ces édifices ont été le lieu à travers les siècles éclaire sur les raisons de l’attention qui leur a été portée jusqu’aujourd’hui. En réalité, dans la plupart des cathédrales se situent à la fois les bases historiques et le point géographiquement culminant de la cité dont chacune constitue le cœur. À l’évidence, les étonnantes réactions dont nous venons d’être les témoins pour Notre-Dame de Paris ne font que révéler un attachement profond que les siècles avaient non pas éteint mais bel et bien – en quelque sorte mystérieusement – entretenu et nourri.

La cathédrale, lieu de rassemblement d’un peuple

Ce n’est pas tout cependant ! Car, alors que ce n’est plus le cas ni pour le Louvre ni pour Chambord par exemple, les cathédrales continuent d’être fréquentées et de vivre aussi – et même d’abord ! – pour la raison même pour laquelle elles ont été construites puis dûment entretenues, agrandies et restaurées jusqu’à nous.

À savoir : pour le rassemblement d’un peuple de croyants qui, autour de son évêque et de ceux qui concourent à son ministère épiscopal, vient y célébrer la foi qu’il professe, la nourrir et en témoigner avec ferveur et solennité.

Il vous est parfaitement loisible de venir le constater en pleine liberté lors des grandes fêtes qui jalonnent l’année liturgique. Alors, lorsque vous verrez et entendrez toute l’assemblée chanter Celui qu’elle reconnaît comme son seul Seigneur et comme le Sauveur du monde, lorsque les cloches, les grandes orgues sonneront dans tout leur éclat, et lorsque du même coup toutes les pierres de l’édifice se mettront à chanter – alors oui, vous pourrez peut-être expérimenter vous-même ce qu’est vraiment une cathédrale, et ce qu’elle veut et peut signifier.

Alors, il vous sera peut-être aussi donné de vivre quelque chose de ce qui s’appelle ni plus ni moins la Grâce.

Les cathédrales, un héritage en partage
(entretien recueilli par Arnaud Bevilacqua, La Croix, 17 avril 2019)

Directeur de la collection « La grâce d’une cathédrale » (Ed la Nuée Bleue), Mgr Joseph Doré, théologien et archevêque émérite de Strasbourg, explique la symbolique de ces lieux de culte chargés d’histoire.

Vous dirigez une collection consacrée aux cathédrales, pourquoi vous êtes-vous intéressé à elles ?

Mgr Joseph Doré : Lorsqu’on devient évêque, un lien physique très particulier se crée avec sa cathédrale. Vous y êtes ordonné en vous allongeant à même le sol et vous y reposerez dans le caveau de vos prédécesseurs après votre mort. Vous vous intégrez dans le fil des siècles… La cathédrale, c’est le lieu des grands temps liturgiques mais aussi des ordinations, des appels décisifs des nouveaux baptisés et également le lieu de rassemblement local ou national comme l’anniversaire de la Libération…

Je me suis demandé si les cathédrales, qui ont pris une grande valeur pour moi, étaient suffisamment mises en valeur. Or, je me suis aperçu que non. Je me suis donc lancé avec des spécialistes dans la rédaction d’un ouvrage sur Notre-Dame de Strasbourg. Il a eu un excellent écho, et je me suis dit qu’il était possible de faire le même travail pour les autres cathédrales. Commencée à Strasbourg, la collection compte désormais une vingtaine d’ouvrages. La catastrophe qui touche Notre-Dame de Paris remet d’ailleurs l’attention sur ces monuments d’exception qui ont l’air d’aller de soi, solides pour les siècles.

Mais qu’est-ce qu’une cathédrale ? N’est-ce pas bien plus qu’un simple bâtiment de pierre ?

Mgr Joseph Doré : Elle se définit par bien des aspects. C’est à la fois un lieu d’histoire et de rassemblement d’un peuple de croyants – ses pierres vivantes –, qui vit et célèbre sa foi. Elle développe aussi une dimension esthétique remarquable avec des vitraux, des tableaux, des statues de grande valeur. La cathédrale, lieu de culture et de civilisation, construite pour la gloire de Dieu participe par sa beauté à l’éducation du peuple. Elle appelle à une expérience qui relève de la grâce.

La cathédrale est en effet plus qu’un bâtiment. Elle nous dépasse. Elle a été construite, à de rares exceptions, bien avant nous. Nous l’avons reçue et, d’une certaine façon, elle nous habite. C’est un héritage que nous avons en partage. Ceux qui y célèbrent leur foi doivent la rendre accessible à tous car elle nous unit au-delà de tout. Tout le monde peut y adhérer à condition de le vouloir et chacun doit s’y sentir chez lui, reçu gratuitement. La cathédrale est quelque chose de fragile et de précieux, qu’on voudrait voir durer. Si par malheur elle est détruite alors nous avons comme l’impression d’être amputé de quelque chose d’essentiel.

Est-ce que l’on peut considérer Notre-Dame de Paris comme la cathédrale des cathédrales ?

Mgr Joseph Doré : Je pense que c’est souvent vécu comme cela. À travers les siècles, nous constatons que les événements heureux ou malheureux de notre histoire ont tendance à converger vers Notre-Dame pour des raisons historiques et géographiques. Le point zéro des routes de France est d’ailleurs défini sur son parvis. Monument le plus visité de France, elle est aussi un lieu d’unité. Bien au-delà des catholiques, elle a souvent été le lieu de mémoire et de rassemblement des Français. Nous l’avons vu à la Libération avec le général de Gaulle et plus récemment après les attentats de Paris. Et ce n’est pas seulement le symbole des catholiques et pas non plus des Français. La vague de sympathie internationale nous le montre. Elle nous console ; elle nous incite à ne pas douter que Notre-Dame de Paris revivra.