« M’aimes-tu ? » Nous sommes en 1980 sur la place Saint-Michel, à quelques encablures de Notre-Dame de Paris, et cette parole du Christ nous atteint au plus intime de nous-mêmes. Cette parole est prononcée avec grande douceur par le pape Jean-Paul II, qui vient d’arriver en France, mais elle nous atteint en tant que Parole du Christ. Et elle est suivie d’une autre question posée avec toujours autant de douceur : « Aimes-tu ? ». Je regarde la foule autour de moi et il me revient la parole de Jean : « Celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère ».
Et le Pape reprend : « M’aimes-tu ? » Mais c’est le Christ qui me parle, le Christ dont Jean-Paul II révèle la présence au milieu de ceux qui sont réunis dans la ville en son nom. Car, bien sûr, nous sommes tous venus voir ce pape polonais qui, depuis son élection en 1978, nous entraîne sur son chemin, mais lui n’est pas venu se montrer, il est venu montrer le Christ. Il est venu nous révéler que, si l’on sait voir et entendre, alors la présence du Christ dans l’espace même et dans le temps même où nous vivons est perceptible, évidente.
Deux jours après, il dira aux jeunes réunis au Parc des princes : « Certainement, le Christ continue à parler sur les bords de la Seine… »
Et à travers le monde, Jean-Paul II montrera avec constance et douceur que le Christ continue à parler aujourd’hui en tous lieux pour montrer aux hommes le chemin vers ce qu’ils cherchent, l’être heureux auquel ils aspirent.
Ce pape est le pape de l’incarnation, c’est-à-dire le pape qui nous révèle que, si Dieu s’est fait homme, c’est pour venir nous chercher chaque jour, de façon concrète, là où nous sommes. Il le révèle en prêtant au Christ son propre corps, son regard, sa voix et en parcourant la terre. Pourquoi se rendait-il sur place ? Son verbe, prononcé depuis le Vatican, n’aurait-il pas suffi à annoncer le Christ ? Non. Nous l’avons expérimenté neuf fois en France : c’est par sa présence d’abord, fût-elle dans les dix dernières années celle d’un corps souffrant, qu’il montrait la présence du Christ. Pourquoi, en posant le pied sur un nouveau pays, commençait-il par embrasser le sol ? Ce n’était pas, à l’évidence, pour révérer la terre mère, c’était pour signifier que ce sol-là aussi était un sol habité, foulé aujourd’hui par le Christ, sur les pas duquel il marchait.
En 1997 à la demande du cardinal Lustiger, j’ai eu à aménager les sites du Champ de Mars et de Longchamp pour accueillir les jeunes du monde entier convergeant en plein mois d’août vers Paris pour le rassemblement des Journées mondiales de la jeunesse. Le Pape avait déclaré au printemps : « ce rassemblement sera le rassemblement des pierres vivantes qui font l’Église… » Aussi, nous avions structuré l’hippodrome de Longchamp par les grandes allées, par les tours de retransmission, et par le podium accueillant le Pape et 8oo personnes autour de lui afin que chacun des participants puisse, par l’espace même, faire corps avec la foule rassemblée. Et j’ai donc participé, bien que n’appartenant plus à la catégorie dite « des jeunes », avec une particulière intensité à cet évènement. Le thème de réflexion proposé aux jeunes était, cette année-là, résumé par la question d’un futur disciple, peut-être André, à Jésus lors de leur première rencontre : « Rabbi, où demeures-tu ? » La réponse est donnée par le Pape dans son homélie à Longchamp, le dernier dimanche : « le Christ habite son peuple, qui a plongé ses racines dans tous les peuples de la terre… » Un peu plus tard, au moment où, dans la liturgie eucharistique, le prêtre élève l’hostie qu’il vient de consacrer, je regarde sur les grands écrans le Pape faire ce geste et constate avec étonnement qu’il nous regarde : il ne regarde pas l’hostie comme le font la plupart des prêtres lors de l’élévation, il nous regarde, nous, le peuple rassemblé formant physiquement, concrètement, le corps du Christ. C’est une image littéralement bouleversante, l’une des clés de tous ces grands rassemblements provoqués par Jean-Paul II : ces grands rassemblements sont pour Jean-Paul II le moyen naturel, le moyen conforme au mystère de l’incarnation, de donner à chacun le moyen de percevoir physiquement qu’il appartient au même corps que tous ses frères en humanité, ce corps qu’on appelle l’Église et qui est le corps ressuscité de Jésus-Christ. Bien plus tard, lorsque le réseau internet permit d’avoir accès à des milliers d’images, je tapais sur mon ordinateur « élévations Jean-Paul II » et voyais s’afficher sur mon écran des photos du saint Pape au moment de l’élévation : je constatais alors que ce regard qui m’avait bouleversé lors des J.M.J. de 1997 était le regard constant de Jean-Paul II à ce moment précis de la liturgie eucharistique. Présentant l’hostie, présence réelle du Christ entre ses mains, il regardait le peuple, présence réelle du corps du Christ rassemblé devant lui.
Le soir de ce 24 août 1997, alors que commençait le démontage des installations de Longchamp, je parcourais sous la pluie qui commençait à tomber l’hippodrome déserté par la foule et percevais comme une immense absence. Une absence à la mesure de l’immense présence qui avait habité les lieux, celle du Christ révélée par le Pape et incarnée par la foule des jeunes rassemblés, repartis dans leurs pays pour continuer à bâtir obstinément, comme les y avait invités Jean-Paul II, la « civilisation de l’Amour ».
Jean-Marie Duthilleul
Illustration : Wikimedia.