P. Doyen Philippe Capelle-Dumont
Président de l’Académie catholique de France
La question peut être entendue sous le mode de l’interrogation augustinienne : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent » (Saint Augustin, Confessiones Livre XI). Il faut en effet renverser les points de vue. Le catholicisme nous habite avant même que nous ne l’interrogions, nous environne avant même que nous n’allions vers lui, nous parle avant que nous en parlions. Telle est la situation paradoxale du catholicisme, par delà l’Occident, quand bien même certains annoncent sa disparition prochaine. Le véritable problème surgit lorsque l’on s’emploie à son objectivation : on comprend ainsi volontiers le catholicisme comme l’une « des religions du monde », voire comme « religion de la sortie de la religion » (Gauchet), mais on omet d’interroger sa qualification proprement « religieuse ». Reconduit aux motifs de l’expérience personnelle, on en oublierait sa rationalité – non pas seulement sa cohérence interne – universelle et déployée comme telle. Le traitant comme un beau réservoir de valeurs, on en viendrait à biffer ce qui est pourtant placé au cœur de sa définition : sa puissance actuelle d’engendrement.
Sans doute faut-il préalablement demander de quels « styles » d’investigations et de quels lexiques on dispose en cette matière convoitée : ceux qui appartiennent aux sciences positives (sociologie, politologie, statistique, droit, psychologie…) ? à la philosophie ? à la théologie ? à l’art et à la littérature ? C’est à méconnaitre et à confondre ces régimes différenciés de compétence qu’on a réduit la question posée et refoulé ses potentialités de réponse. A vrai dire, le catholicisme brouille lui-même les cartes : il n’est pas tant sujet aux sciences positives et expérimentales qu’il les pratique, les encourage, mieux : les suscite ; il n’est pas tant l’objet de l’analyse philosophique qu’il la promeut ; il n’est pas tant soumis à l’expertise de la théologie qu’il lui donne naissance ; il n’est pas tant matière d’art et de littérature qu’il leur reconnaît et leur ouvre un libre champ de création.
C’est selon cette optique inversée que nous aurons quelque chance d’entrer dans le monde de significations propres à la « culture catholique ». Par analogie, on se rappellera le destin catholique du mot « religion » d’origine romano-païenne, forgé comme « Vera Religione » ; ou encore du mot « philosophie » d’origine gréco-païenne, impliqué dans la constitution historique des diverses pensées chrétiennes (Cf Fides et ratio § 76). Tous deux se sont épanouis en biens du catholicisme. Ainsi, pour le chrétien, le revolver de Goebbels est enrayé. Le mot « culture » nous effraiera d’autant moins qu’il sera libéré de maintes superpositions conceptuelles : idéologie, communautarisme et civilisation… Nous sommes héritiers en effet, de la position devenue classique de Thomas Mann qui, en 1914, établissait entre « culture » et « civilisation », un puissant antagonisme : à la culture un certain type d’organisation du monde où s’amalgament les danses rituelles, la magie, le sauvage, le bouffon, les oracles et la sorcellerie ; à la civilisation un autre type d’organisation du monde venu de la raison, des Lumières, de l’esprit bourgeois, civil, mais esprit sans génie, opposé aux véritables passions créatrices de la « Kultur ».
On adoptera ici une première signification, la plus large, de la « culture » i.e. un ensemble complexe et réglé de croyances, de coutumes et de lois ; et si l’on s’affranchit de la vision progressive des Lumières, on le tiendra pour équivalent du mot « civilisation ». En un second sens, la « culture » qualifie un acte intellectuel par lequel ont été accumulés des éléments de connaissance générale et des critères d’appréhension du monde. En un troisième sens, parfois reçu comme restrictif, le mot désigne une tradition et un héritage faits de textes, d’œuvres, de rites spécifiques à un monde particulier. L’on parlera ainsi de « culture ouvrière », de « culture rurale », de « culture aristocratique », voire de « culture rock ». Le mot « culture » comporte ainsi une ambigüité maintes fois relevée, qui conduit à donner une légitimité de droit à une réalité sociale de fait : ainsi des pratiques d’excision, de polygamie etc… Dans un contexte de « postmodernité » où toutes les cultures disent se valoir, certains chrétiens croient même pouvoir redonner une légitimité à peu de frais, à leur particularisme de fait.
Il est possible de considérer les choses autrement. Qu’il y ait « culture chrétienne », « culture catholique », la chose ne pourra guère être entendue selon le premier sens défini plus haut : le christianisme n’est, ne fut et ne sera jamais confondu avec quelque « culture-civilisation » particulière que ce soit. Lorsqu’en certaines circonstances, lui-même estima qu’il pouvait en être ainsi, ce fut pour son malheur. On ne saurait passer trop vite sur le second sens indiqué : tout doit être fait pour que, scolairement ou universitairement, on sache acquérir minimalement une culture chrétienne à la manière dont on acquiert une culture égyptienne ou hindoue. De ce point de vue, la prise en compte dans l’enseignement public, des objets de la religion qui ont fait l’histoire de l’Occident et des continents, ne pouvait rester optionnelle ; mais elle n’est pas achevée.
Le problème central est cependant ailleurs. D’une part, le mot « culture » usité dans des « ministères de la culture » est le plus souvent réduit au champ étonnamment amalgamé des arts et de la communication : comme si, là seulement on « cultivait », . Que cette réduction soit fâcheuse pour la culture elle-même, l’idée de culture catholique ne saurait s’en accommoder sous peine de grave amputation. D’autre part et surtout, si toutes les « religions » sont « cultures », elles ne le sont pas de même manière. En effet, il y a « culture chrétienne » et, partant, « catholique », non seulement parce qu’il est un héritage « religieux » fait de corpus textuels, d’œuvres picturales, architecturales, musicales, de rites, bref, une mémoire distincte, objective, léguée par la catholicisme ; mais parce que, ses « objets » épais de foi se sont constitués et se constituent toujours en dialogue avec les cultures et les civilisations déjà existantes : elle les habite sans y demeurer, les traverse sans les oublier. Tel est son paradoxe, telle est son originalité déjà exprimée dans la vieille et toujours jeune Lettre à Diognète. Intimement enracinée dans les multiples réalités des espaces et des temps, la culture catholique est de condition passagère ; mais elle est passagère pour autant qu’elle est engendrée par une puissance affranchie de toutes les conditions : « Où demeures-tu ? Réponse : Venez et voyez » (Jean 1, 38-39).
C’est pourquoi, il faudrait, sinon y renoncer, à tout le moins réinterroger, après celui de l’ « acculturation », le vocabulaire de l’ « inculturation » et son usage missionnaire. En effet, la culture catholique – pas plus que l’Evangile qui l’inspire – n’est un invariant anhistorique à adapter vaguement ou à instiller selon les temps et les géographies. Elle est plutôt comme une marche spirituelle dont l’équilibre est rythmé par l’alliance divino-humaine, elle raconte le travail long et multiforme de pénétration spirituelle du monde jusqu’en ses parcelles infinies.
On peut ainsi le comprendre : loin de tout communautarisme et, par principe, distinct de toute idéologie, le catholicisme « fait culture » en deux sens différents mais solidaires : 1. il fait fructifier les diverses cultures en leur révélant leur lignes de métamorphoses et de salut ; 2. il manifeste les traces et les merveilles du grand geste divin ainsi réalisé en lui. Si cette capacité catholique d’alliance repose sur la vie mystique, alors chercher Dieu, ou plutôt chercher le vrai Dieu, voilà le secret de la culture que nous voulons déchiffrer et qui, comme tel, ne peut rester caché (Benoît XVI Discours aux Bernardins). C’est pourquoi la culture catholique est un dépôt à faire connaître dans l’espace civique (détermination sapientielle), une tradition à divulguer grâce à la communauté ecclésiale (détermination prophétique), mais aussi une alliance à faire fructifier et à protéger dans la suite des siècles (détermination royale).
*Article paru dans la revue La Documentation Catholique, N° 2464 (mars 2011), p.284-286, au sein d’un dossier spécial réunissant également les contributions de Cardinal Ravasi, Préfet du Conseil pontifical de la culture et de Mgr Dagens de l’Académie française. Avec l’aimable autorisation de la revue. ACDF.