Messe 2012 de l’Académie catholique de France
Ce n’est pas par hasard que ceux qui ont eu à en décider ont, pour cette grande rencontre désormais annuelle de notre Académie, précisément choisi le jour où l’Église nous propose de commémorer la conversion personnelle de l’Apôtre des nations.
Commençons par ré-évoquer rapidement l’événement lui-même. Le livre des Actes nous le rapporte à trois reprises. La version qui nous en a été proposée est celle que, dans le cadre d’une altercation avec les juifs de Jérusalem (Ac 22,3-16), Paul lui-même fut amené à faire de ce qui fut bel et bien l’événement décisif de sa vie.
La situation de départ est claire. Pour le citoyen de Tarse, les choix importants sont faits et l’engagement est total : « Je suis juif ; j’ai reçu à l’école de Gamaliel un enseignement strictement conforme à la Loi de nos Pères […] Je défendais la cause de Dieu avec une ardeur jalouse. » Aussi, fort de ses convictions, notre Saul avance-t-il sans peur et sans reproche dans une direction assurée, tel ce « fier cavalier français » qui, un jour, partit d’un si bon pas pour se mettre au service d’une si juste cause.
Mais voilà que se produit pour ce Paul un imprévu, voilà que surgit un ”exaïphnès”/un ”soudain”, c’est-à-dire un inattendu total, un événement à la lettre désarçonnant : l’éclat d’une lumière fulgurante et l’appel d’une voix insistante qui mettent notre homme à terre, alors que pourtant elles n’atteignent pas ceux qui l’accompagnent. La réaction de Saul se traduit immédiatement par deux questions :
« Qui es-tu Seigneur, toi qui me parles ainsi ? »
« Que dois-je faire, Seigneur, toi qui me ”jettes” ainsi ? »
La réponse sera clairement énoncée à la fin du récit par Ananie, l’homme à la fois religieux, fidèle et estimé auquel Paul aura été conduit sans retard : « Le Dieu de nos Pères t’a destiné à connaître ce qui est juste […] Tu seras pour lui, devant tous les hommes, le témoin de ce que tu as vu et entendu […] Et maintenant, lève-toi et reçois le baptême, sois lavé de tes péchés en invoquant le nom de Jésus. »… Saul est baptisé sur le champ. Naissait ainsi l’immense penseur et acteur de la foi chrétienne et du christianisme que, devant Dieu et devant l’histoire, devait être Paul de Tarse et de Damas.
Entre temps cependant – entre le soudain de l’événement et de la chute à terre d’une part, et le durable de la conversion et du baptême de l’autre –, l’impétueux et prétentieux Paul aura été obligé et aura accepté :
– de se voir indiquer par d’autres ce qu’il lui est prescrit de faire,
– de se laisser prendre par la main pour être conduit là où il ne sait pas qu’il doit aller,
– d’être éclairé par la sagesse d’un Ananie sur ce à quoi il est désormais appelé.
Peut-il nous ”arriver” quelque chose à nous-mêmes ?
Voilà donc ce qui est arrivé à Paul, au jour dit de sa conversion, que nous commémorons ce soir. Qu’allons-nous faire, nous, du récit qui vient de nous en être rapporté ?
Le chemin sur lequel nous sommes engagés
Nous aussi, nous sommes engagés sur un chemin bien orienté, et nous savons pourquoi. Nous avons été formés à bonne école et nous savons quoi faire – et comment – de ce qu’elle nous a appris et de ce que nos propres engagements nous ont par la suite permis d’en approfondir.
Nous sommes compétents, voire archi-compétents : en sciences de la vie et de la nature, en sciences sociales et humaines, en philosophie et théologie, en arts et lettres, en droit et sciences économiques. Je viens d’énumérer – cela ne vous a évidemment pas échappé – les cinq sections de notre déjà prestigieuse Académie. C’est même parce que nous sommes des « gens de lettres, des savants et/ou des artistes reconnus par leurs pairs » ‒ je cite toujours nos textes officiels –, que nous avons été dûment élus comme membres de cette Académie, et que donc nous sommes ici aujourd’hui. Mais nous sommes aussi croyants et chrétiens puisque ces mêmes textes officiels stipulent que nous ne pouvons être agrégés que si « [notre] production témoigne d’un lien à la tradition intellectuelle du catholicisme ainsi qu’à son actualisation ».
Il n’en reste pas moins que notre réunion ici et aujourd’hui m’oblige, nous oblige, à nous poser incontournablement cette question précise : sommes-nous pour autant dispensés de cette conversion qui fut demandée à Paul, à laquelle il consentit totalement, dont le récit vient de nous être fait, et qui attend donc sa réception par nous ? Essayons, à la lumière de ce qui nous est dit de Paul, d’éclairer ce que peut être notre propre réponse.
Ce que l’aventure de Paul peut nous apprendre
Premier trait : la question nous est posée personnellement, et c’est donc à chacun de nous qu’il revient de l’accueillir et d’y apporter réponse. Le récit que nous venons d’entendre nous précise bien (et les deux autres versions de l’événement du chemin de Damas tiennent également à souligner ce trait) que s’ils virent Paul jeté à terre, ses compagnons ou bien « voyaient la lumière mais n’entendaient pas la voix » (Ac 22) ou bien « entendaient la voix mais ne voyaient personne ». Cela veut dire que, aussi dépendants d’autrui que, comme Paul, nous puissions être pour être acheminés, conduits et finalement éclairés et instruits, c’est nous-mêmes qui, à chaque fois, sommes personnellement en cause, en notre existence propre, en notre intime conscience.
Deuxième élément : il nous faut bien réaliser que de conversion il ne pourra s’agir pour nous que si nous découvrons, nous identifions et nous confessons Jésus, le Christ de Dieu. À la question « Mais qui es-tu, Seigneur, qui m’interpelles et me secoues ainsi ? », la réponse est « Je suis Jésus le Nazaréen », à quoi il est ajouté, dans le cas de Paul : « Celui que tu persécutes ». Bien entendu, nous ne persécutons personne et surtout pas, sans doute, les fidèles de Jésus. Mais lui sommes-nous réellement convertis pour autant ? Avons-nous réalisé que, dans sa croix et sa résurrection, Jésus le Christ peut être pour nous, comme le disait Bonhoeffer, la vraie et finalement la seule « force de notre vie » ? Ou bien, pour parler comme Paul ‒ ce qui pourra être encore plus parlant pour nous ici et aujourd’hui ‒, pouvons-nous prendre à notre compte le « Je sais en qui j’ai mis ma confiance » de l’introït de notre la messe, et le « Je vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » de notre antienne de communion ?
Troisième aspect : comme le disait Jeanne d’Arc dont nous célébrions cette année un grand anniversaire, Paul est amené à découvrir que « du Christ et de l’Église, c’est tout un ». Si, en effet, on peut tenir la conversion de Paul pour une épiphanie (et donc estimer que sa célébration est bienvenue dans le prolongement de la fête liturgique qui porte ce nom), nous sommes invités à découvrir, à travers ce qui a été révélé au futur « apôtre des nations », que le Ressuscité de Pâques se manifeste en continuant à vivre dans ses frères les chrétiens avec lesquels Il ne fait qu’un, et dans l’Église qui les rassemble en ce qui est son propre Corps.
Les questions qui nous sont dès lors posées
De sorte que telles sont quelques-unes au moins des questions que nous pose la conversion de Paul :
– Qu’engageons-nous de notre pensée, de notre identité personnelle, de notre vie même, dans ce qui nous fait nous réclamer du nom de chrétiens ? Cela, et comme baptisés (à la suite de Paul qui le fut ce jour-là), et comme membres d’une Académie officiellement déclarée comme catholique, et rassemblée à ce titre ici et aujourd’hui ?
– Par quelle relation personnalisée à Jésus le Christ se traduit notre appartenance au corps académique qui nous réunit ainsi sous une appellation des plus explicite ?
– Quelle conscience avons-nous du fait que notre désignation même nous invite à honorer une vraie solidarité avec l’ensemble de l’Église, une vraie responsabilité envers tout le Corps du Christ, un vrai souci de ce qu’est toujours et partout la communauté chrétienne dans sa diversité, voire une vraie disponibilité à « accomplir en notre chair ce qui manque à la Passion du Christ pour son Corps qui est l’Église » ?
« Mon Dieu, que votre Règne arrive ! »
Ce que, me réclamant de saint Paul, je viens de dire en matière d’appel à la conversion resterait-il trop “spirituel”, donc trop abstrait, trop général ou trop irréaliste ? Je veux bien pour finir, et sans solliciter votre attention au-delà du supportable, essayer d’apporter quelques précisions. Elles seront de deux ordres.
Première précision. Nous convertir chrétiennement comme nous y sommes invités n’implique évidemment pas que nous ayons à quitter notre champ de compétence profane. Tout au contraire : notre spécialisation, les exigences de scientificité qu’il nous incombe de respecter scrupuleusement, le noble et indispensable souci qui nous habite de garder toute notre crédibilité voire notre prestige au regard de nos collègues, confrères et partenaires : il n’y a en aucune manière à négliger tout cela, à y renoncer ! Très clairement, la conversion proprement chrétienne à laquelle nous sommes appelés nous invite – je cite encore nos textes officiels – à contribuer pour notre part à assurer « la place et la reconnaissance dans l’espace public de la production intellectuelle attachée au christianisme ». Or, me semble-t-il, cela requiert à la fois deux choses. D’abord – en avons-nous assez conscience ? – que nous portions notre connaissance du christianisme au niveau de ce que sont nos autres connaissances. Mais aussi et du même coup, que nous nous ingéniions à nous montrer de ce fait d’autant plus motivés à cultiver toutes les compétences qui sont nôtres par ailleurs. Soyons clairs, notre conversion est appelée à se manifester précisément en ceci : nous aurons découvert que, justement comme chrétiens, nous n’aurons pas moins mais plus de raisons de nous montrer sérieux avec et dans les disciplines humaines que nous cultivons. Nos textes fondateurs nous précisent du reste qu’il s’agit toujours pour nous de réaliser « une forme de jonction entre un exercice de rationalité et une détermination croyante, entre ”critique” et ”conviction” ».
Il me faudra moins de temps pour apporter la seconde précision annoncée. La conversion qui nous est ainsi demandée représente évidemment pour nous une exigence d’autant plus bousculante – songeons ici à Paul – qu’elle est en réalité incessante. Pierre-André Liégé disait qu’il faut comprendre la conversion comme « une catégorie permanente de l’existence chrétienne » ! Il s’agit donc à vrai dire d’une tâche pour l’accomplissement de laquelle les moyens nous manqueront souvent. Ici, nous pourrons apprécier que la commémoration de la conversion de Paul ne soit pas pour nous simplement un rappel, un récit, un mémorial. Parce qu’elle est accomplie dans le cadre de l’Eucharistie, elle est à la fois action de grâce pour ce qu’il nous a déjà été donné d’accomplir dans l’ordre de la conversion, et intercession pour ce que nous sommes encore appelés à en vivre par et dans la grâce de Dieu. Telle a été, je vous le rappelle, notre prière dès l’ouverture de cette messe : « Dieu qui as instruit le monde entier par la parole de l’Apôtre saint Paul dont nous célébrons aujourd’hui la conversion, accorde-nous d’aller vers toi en cherchant à lui ressembler, et d’être, dans le monde, les témoins de ton Évangile. »
Je conclu. J’ai d’abord précisé ce qui est arrivé à Paul sur le chemin de Damas. J’ai ensuite posé la question : peut-il (aussi et encore) nous arriver quelque chose à nous-mêmes ? M’appuyant maintenant sur les considérants que je viens d’ajouter, et reprenant la formulation d’un beau cantique que plusieurs d’entre nous ont chanté, je terminerai par cette simple prière : « Mon Dieu, que votre Règne arrive ! » Ce qui est arrivé à Paul grâce à sa conversion, ce qui peut nous arriver à nous-mêmes en notre monde par notre propre conversion, ce n’est rien de moins, finalement, que le Règne de Dieu. Oui, mon Dieu, que – par ma conversion –, votre Règne arrive ! Amen.
Portrait : Claude Truong-Ngoc, Wikimedia Commons.