L′Académie a tenu sa séance solennelle de rentrée 2023 le 16 octobre au Collège des Bernardins.

Face à la crise anthropologique,
quelles réponses des catholiques ?

Chers Consœurs et Confrères de l’Académie, Mesdames et Messieurs,

Je remercie le Président Portelli et son Conseil pour leur invitation, y compris pour la question redoutable qu’ils m’ont soumise : Face à la crise anthropologique, quelle réponse des catholiques ? Autant le dire d’emblée, cette question n’est pas, ne saurait être étrangère aux moments tragiques que nous vivons en relation avec la situation internationalisée du Moyen-Orient. C’est que deux types de considérants la traversent : d’une part, les choix éthiques, qu’ils soient bioéthiques ou éducatifs ; d’autre part, les choix géopolitiques, qu’ils soient technoscientifiques ou défensifs. Dans ces deux domaines de réalités sensibles en effet, ce qui est en jeu, à travers leurs promesses déclarées ou leurs menaces évidentes, c’est un déplacement accéléré qui atteint le cœur des conceptions séculaires de l’humain, et de sa dignité. Dans ce contexte — nous l’enregistrons —, la réponse des catholiques est de fait plurielle ; cette pluralité, à tout le moins, invalide toute conception sectaire ou totalitaire de l’Église ! Pour autant, notre réponse ne saurait prendre l’allure d’une caisse de résonance sociologique réglée sur le curseur des opinions, ni celle du petit train des chuchotements peureux.

Il faut donc y regarder de plus près. Avenir de la filiation, droits individuels illimités, alternatives communautaristes à l’universalité de la dignité personnelle, intelligence artificielle, fusions et confusions théologico-politiques, retour des empires et affaiblissement de l’idée de nation : tout se tient en effet — et la barque anthropologique n’aura jamais été aussi chargée. Certes, nous ne saurions déroger aux égards dus à chacun des humains qui s’y trouvent impliquées, parfois dans la souffrance. Il n’est cependant pas interdit de demander si une telle embarcation est ou non proche du chavirage. Ou bien si, dans le danger, elle nous conduit ou non sur les rives d’une nouvelle prise de conscience, voire d’une renaissance, comme pouvait le dire le poète Hölderlin non sans candeur : « Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve ». En toute hypothèse, cette question transcende les préoccupations étroitement organisationnelles de l’Église et de la société, elle les projette toutes deux sur le destin du monde à court et à moyen terme.

La première réponse des catholiques est de produire un juste diagnostic, un diagnostic porté, comme pour tout homme de bonne volonté, par la sagesse pratique (la phronesis d’Aristote), mais aussi pour le croyant, inspiré par la Révélation. Le chrétien pense, discerne, agit dans l’interaction des rationalités et en éprouve aussi bien les interpellations que les limites. Or le constat, le premier constat est que, de fait, l’anthropologie contemporaine est comme tétanisée. Les constructions philosophiques et théologiques classiques ont été à son endroit durement éprouvées depuis trois siècles. Qu’il s’agisse de la double définition aristotélicienne de l’homme comme « animal rationnel » et comme « animal politique », de la caractérisation de Mircea Eliade selon laquelle l’homme est Homo religiosus ou encore la thèse de Ernst Cassirer pour lequel l’homme se distingue de l’animal par la fonction symbolique : ces thèmes séculaires relevaient-ils de la fiction ? C’est en réalité avec la thèse centrale de Martin Heidegger que le défi anthropologique s’est révélé le plus lourd. Pour ce dernier en effet, « l’homme » résiste à toute définition puisqu’il est coextensif au temps, donc toujours au-devant de lui-même. Un existentialisme chrétien comme celui de Gabriel Marcel ou la voie personnaliste d’un Emmanuel Mounier ont certes constitué des réponses grandioses au défi ainsi lancé, mais sans impact culturel suffisant en dépit d’importantes médiations éditoriales.

Il y a davantage. Certaines régions du monde portées par des lobbies financièrement puissants, venus, la plupart, des sphères anglo-saxonnes, très influentes dans les universités américaines — je l’ai moi-même observé — s’emploient à diffuser dans divers continents, dont l’Europe, des dispositifs anthropologiques qui mettent frontalement en cause l’héritage le plus précieux de la conception sacrée de l’être humain, issu de la tradition humaniste du judaïsme et du christianisme, et que la « philosophie des Lumières » s’était en partie appropriée. S’agit-il là de simples « options culturelles » ? S’agit-il de nouveaux porches d’entrée dans un nouveau monde ? S’agit-il de signaux d’une dégradation pratique et de ravages systémiques au sein de populations vulnérables ?

De la déconstruction à la dés-alliance

Un sésame lexical s’est subrepticement introduit dans le débat au risque des pires contresens, je veux parler de la fameuse déconstruction. Nous aurons bientôt tout déconstruit dans un prolongement inconséquent — en réalité une trahison de la philosophie de la déconstruction développée, après Heidegger, par Jacques Derrida, et désormais convertie en processus de destruction. La déconstruction (Abbau en allemand qui signifie « démontage ») est devenue par ses produits de grande distribution à composante virale que sont le wokisme et la cancel culture, un projet de décomposition. Cette situation résulte elle-même d’un mouvement souterrain, une sorte de glissement sismique provoqué par une triple dés-alliance; dés-alliance entre les humains, dés-alliance avec la nature et dés-alliance avec le divin, une triple dés-alliance qui affecte ainsi la raison politique, la raison éthique et, au sens large, la raison théo-logique.

La raison politique et son ancrage universaliste

François Furet, puis Pierre Manent l’ont montré et démontré : depuis la Révolution française, les droits humains ont été déclarés, déclinés, votés selon le strict point de vue de l’individualité. L’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme énonce : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Quels droits ? Indéfinis. Quel homme ? Indéfini. Celui-ci n’est plus une personne essentiellement inscrite dans une communauté de destin, y recueillant les conditions de son identité, il est celui qui, en vertu de sa seule existence individuelle a droit à des droits. On connaît le discours de Stanislas de Clermont-Tonnerre prononcé devant l’Assemblée constituante le 23 décembre 1791, dont on a pu retenir ce qui concernait spécialement les Juifs, et qui, en amont, relevait d’une anthropologie déficiente appliquée : dans le contexte international actuel, ce discours résonne avec gravité :

Il faut refuser tout aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus ; il faut méconnaître leurs juges ; ils ne doivent avoir que les nôtres ; il faut refuser la protection légale au maintien des prétendues lois de leur corporation judaïque ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique, ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens.

Archives parlementaires de 1787 à 1860.

Cette injonction excipait d’un souci d’égalité entre les hommes, élevé au rang de principe premier, sans apercevoir que l’égalité n’est qu’un concept de droit, jamais de fait. Dit autrement, la proposition d’égalité universelle basée sur le seul droit, porte en elle un mouvement de dissociation avec la chose humaine, dans son épaisseur historique, une logique de dés-alliance où « chaque un » revendique son être et son temps au titre d’un principe formel.

L’individu est ainsi devenu un parti à lui tout seul, en mesure de faire valoir son droit dans tous les tribunaux d’un monde sans mémoire et sans immémorial. Ce mouvement a été et reste corrélatif d’un recul de l’idée de nation dont Pie XI en 1922 (Ubi arcano Dei consilio) soutenait la vertu en l’opposant fermement au « nationalisme immodéré ». La vision principale défendue par celui-ci était que, en amont de l’appartenance à l’État, se situe l’appartenance à un peuple commun, à une culture commune elle-même soucieuse du partage avec d’autres cultures.

Un quart de siècle plus tard, au lendemain des catastrophes de l’Allemagne nazie, un Jacques Maritain exprimera une position voisine : « Une nation est une communauté d’hommes qui prennent conscience d’eux-mêmes tels que l’histoire les a faits, qui sont attachés au trésor de leur passé et qui s’aiment tels qu’ils se savent ou s’imaginent être ». Il y a en effet dans la nation une donnée anthropologique première qui promeut, sans séparation ni confusion, sans distinction de race ou de condition sociale, la double référence au sol physique et au registre moral du Bien commun, je répète, sans séparation et sans confusion.

Je me résumerai par cette affirmation : l’idée de nation est une alternative à l’état de nature d’un côté et, de l’autre, au contrat social qui reste inscrit dans l’esprit « bourgeois » du xviiie siècle. Sa pérennité tient, je crois, à son articulation étonnante, voire providentielle, entre la société raisonnable et la société affective (affectio societatis), distinction d’inspiration, aristotélicienne dont la formulation moderne doit à Grotius au xviie siècle et à Malebranche au début du xviiie siècle. Bref, nous n’avons pas inventé grand-chose mais nous avons oublié beaucoup, cela même qui permettait aux nations ainsi constituées d’entrer éthiquement en relation d’alliance.

La raison éthique et son enracinement naturel

Partons de ce qui est aujourd’hui le plus manifeste. Nous le savons, les développements actuels ou annoncés des pratiques de P.M.A., de G.P.A. et de chirurgie transgenre, franchissent des seuils qu’au début de ce millénaire, personne n’osait envisager : tel le marchandage des femmes cérébralement mortes mais exploitées en raison de leur aptitude biologique préservée à la grossesse ; autre seuil : la moitié aujourd’hui, une forte majorité demain de demandes de P.M.A. venant de femmes célibataires ; et not the least, le transgenre devient l’expression d’une demande pour un homme administrativement déclaré tel après chirurgie sur son corps féminin, d’être enceint.

Ces demandes émanent toutes d’une construction idéologique selon laquelle le sujet humain s’auto-détermine sans égard pour la puissance propre dont il procède, qui le précède et qui l’excède : le phénomène de nature. La maîtrise humaine unilatérale qui se prolonge dans la techno-biologie, aveugle et sûre d’elle-même mais tout sauf neutre, prive du jeu élémentaire de la reconnaissance de dette. La médecine elle-même en est affectée au point de voir ses repères éthiques séculaires s’étouffer sous la pression des lobbies, et dans le silence complice des groupes financiers.

Cette construction s’inscrit en droite ligne, avoué ou non, conscient ou non, du mot aussi célébré que flottant de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient » (Le Deuxième Sexe, II, 1950), comme si, pour se dire femme, il fallait en confier l’essence au seul devenir. Il s’agissait là, chose peu relevée, d’une transposition de l’ancienne formule d’Érasme au xvie siècle dans son Traité sur l’éducation des enfants : « On ne naît pas homme, on le devient » — « homme » étant alors chez lui pris au sens générique « d’humain ». Cette formule elle-même qui comportait une exigence éthique, héritait d’une sentence formellement similaire, due à l’un des « pères de l’Église », Tertullien (iie-iiie siècles) : « On ne naît pas chrétien, on le devient », sentence qui comportait, quant à elle, une exigence de conversion spirituelle. Mais sous la plume de S. de Beauvoir, très probablement ignorante de tels héritages chrétiens, la formule se voulait cohérente avec les thèses controversées de l’existentialisme athée de son compagnon Jean-Paul Sartre, faux disciple d’un Heidegger mal digéré, thèses selon lesquelles le sujet humain est radicalement « liberté », et dont la formule emblématique : « L’existence précède l’essence » présupposait la relégation de tout impératif « naturel ».

Ainsi tient-on l’origine théorique et rhétorique de toute une lignée généalogique dont les doctrines du gender sont une expression aujourd’hui parmi les plus conquérantes. Le combat historique des femmes, dont les revendications du xxe siècle visaient à l’égalité sociale des sexes et à l’épanouissement de tout être sexué, s’est retourné en une liquidation anthropologique — dans tous les sens du terme — du masculin et du féminin. On s’étonne alors de ce que la résistance n’ait pas encore trouvé les voies citoyennes, universitaires et médiatiques, de l’efficacité collective.

Le problème s’aggrave d’une seconde contradiction aussi peu relevée. Alors que la nature physico-climatique a réussi après plusieurs décennies à faire reconnaître le prix des dommages qu’elle subit et à mobiliser heureusement les consciences, donc à manifester dans l’urgence ses réquisits propres, tout se passe comme si la nature biologique, quant à elle, devait accepter son impuissance à faire valoir ses droits propres. Déconnectés de ce qu’elle donne en propre, citadins pour la plupart, les divers agents de cet aveuglement se souviennent de la planète mais ignorent la nature. La contradiction heurte ainsi la raison et la porte jusqu’à la schizophrénie.

La question nouvelle à laquelle nous sommes confrontés n’est donc pas celle de savoir jusqu’où l’homme peut modifier les éléments de la nature sans compromettre ce qui fait de lui un être humain mais plutôt de savoir si cette question elle-même peut encore faire sens à l’époque des chimères transhumanistes.

L’une des thèses fondatrices du transhumanisme, sur lesquelles l’Académie catholique de France a commis deux ouvrages, se trouve être en effet commune avec celle de la théorie du gender, c’est-à-dire l’affranchissement du socle biologique et du « monde » ou — pour reprendre un vocable forgé par l’immense philosophe Maurice Merleau-Ponty — « l’intermonde », c’est-à-dire ce qui nous est commun, le toujours-déjà présent entre nous. Nous avons donc ici affaire à une stratégie d’ampleur aggravée, entée sur une acception aventurière de l’humain, un humain sans attache, pris dans un processus d’affranchissement, mais cette fois vis-à-vis de l’espèce humaine elle-même.

Autre mais similaire est l’enjeu des développements annoncés de l’intelligence artificielle. Cette expression insolite, formée au milieu des années 1950, n’était pas étrangère au projet de Alan Turing, le célèbre mathématicien anglais, visant à rendre les machines capables de conversations à l’instar des conversations humaines. Son projet est aujourd’hui assumé mais dépassé. Le lexique anthropo-centré des « cerveaux électroniques » s’est retourné, comme l’a fait observer Olivier Rey, en son contraire : ce n’est plus la machine qui prolonge les capacités du cerveau humain mais celui-ci, de plus en plus, est tenu de se régler sur la machine. Dépassé par la puissance de sa création, le sujet humain ne pourra plus jamais parler, comme il s’y est longtemps employé à tort, de neutralité technologique. Au fond, il ne s’agissait d’abord que de l’intelligence assistée, ce dont use aujourd’hui efficacement la médecine en matière de diagnostic et de chirurgie. Désormais, il s’agit adéquatement d’intelligence artificielle. Son formatage propre qu’impose une certaine logique binaire d’internet venue des idéologies californiennes, fait son œuvre silencieuse auprès des esprits plus ou moins candides, avant qu’une autre logique, venue d’autres horizons franchement totalitaires, n’impose ses formats de pensée aux populations vulnérables du monde.

On a fait remarquer depuis longtemps que le mot anglo-saxon intelligence, présent dans le syntagme « intelligence service », fait signe vers le renseignement, donc le contrôle. Ce qui était ainsi annoncé sans être dénoncé opère avec vigueur, ne séparant plus la « libre circulation » de la « circulation surveillée » sous le motif de la « circulation protégée ». Plus encore ce qu’on appelle les legaltechs désigne les technologies permettant l’automatisation du service juridique, soit pour la documentation, soit pour les procédures, soit pour la relation avec les professionnels du droit. La logique du nombre dont l’intelligence artificielle est désormais le principal vecteur, en réduisant les sujets humains à leurs empreintes digitales, ne peut que, par la force de son pouvoir, faire surgir la révolte dont parlait déjà avec clairvoyance et inquiétude Georges Bernanos dans son essai de 1946 : La France contre les robots. Dés-alliance entre les humains via la puissance incontrôlée du contrôle opéré par la machine la plus sophistiquée.

La raison théo-logique : troisième registre de dés-alliance

La rupture plus ou moins effective avec la transcendance divine depuis deux siècles en Occident — dont la dé-ritualisation, singulièrement depuis cinq décennies, aura été un puissant vecteur — a fait de la nature et de l’homme deux instances étrangères l’une vis-à-vis de l’autre. Cette situation de rupture inédite croise aujourd’hui son symétrique à savoir ce théo-logique qui investit tous les registres de la vie sociale et politique par des moyens de coercition inquiétants. Cette double réalité que l’on peine à nommer, conduit le politique lui-même à confondre, soit par stratégie, soit par ignorance, les différences « religieuses » pourtant angulaires dans une mixtion intellectuellement irrecevable.

L’oubli est donc manifeste : la phrase évangélique qui a lointainement inspirée la modernité politique et culturelle opérait une distinction, justement pas une séparation entre le politique et le divin. La métaphore de la pièce de monnaie, formée par Jésus, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (cf. les trois Évangiles synoptiques) n’impliquait pas une séparation, comme on répète à l’envi, du spirituel et du temporel ; elle exprimait une double hiérarchisation des ordres : d’un côté, l’existence religieuse reconnaît dans l’instance politique une autorité propre. D’où saint Paul pouvait recommander aux chrétiens de respecter les autorités qui exercent le pouvoir (Romains, XIII, 1) ; mais d’un autre côté, l’organisation de la cité est appelée à se laisser exhorter par la vie spirituelle qui traverse toute âme humaine, en l’occurrence l’âme évangélique. Double relation qui préserve de la dilution du politique dans le religieux, du religieux dans le politique. Génie intact du christianisme.

Répondre de la crise, répondre à la crise

Face à la situation complexe dans laquelle on peut ainsi déchiffrer une logique, celle de la dés-alliance, dés-alliance multiforme, quelle est la réponse, quelles peuvent être les réponses fondées des catholiques ?

Fragilité et souffrance

La conception chrétienne de l’humain trouve ses motifs dans la Révélation biblique et dans les corpus que celle-ci a inspirés, mais aussi dans la conversation critique continue avec les investigations philosophique et scientifique. Pour autant, seules les deux anthropologies philosophique et théologique — en tant que disciplines — comportent une critériologie éthique : l’une et l’autre intègrent systématiquement dans leurs interrogations le problème de la justice et de la responsabilité humaine sur le monde.

Aussi, peut-on, dans cet héritage et dans des conditions nouvelles, établir un point de départ fiable, une sorte de point d’Archimède permettant de lever une anthropologie conséquente ? Ce point de départ existe et il est double. Nous en trouvons une expression emblématique dans l’œuvre du génial philosophe allemand Hans Blumenberg (1920 – 1996) : « Le manque de dispositions de l’homme à un comportement réactif vis-à-vis de la réalité, sa pauvreté instinctuelle, est le point de départ de la question centrale de toute anthropologie : comment cet être peut-il exister malgré son “indisposition” biologique[1] ? ». La proposition est radicale : « il n’est pas évident que l’homme puisse exister — ce devrait être la première déclaration d’une anthropologie[2] ».

Prolongeons. Car ce point de départ anthropologique ne saurait s’accommoder d’un regard lisse, fataliste, indifférent aux aspérités dramatiques des situations humaines ordinaires, elle doit être épaisse, second point de départ, de la souffrance concrète qui les traverse et qui déborde le simple coefficient de fragilité : souffrance des femmes blessées, reléguées, meurtries à vie par la violence conjugale ou les avortements répétitifs, enfants maltraités et « esclavagisés », hommes tyrannisés et humiliés. Cette approche attentive, lucide et aimante à la fois, doit pouvoir susciter une anthropologie cohérente avec l’universalité du phénomène de souffrance. Ce qui fait de l’homme fragile et souffrant un humain — et non pas seulement un animal fragile et souffrant —, c’est justement sa proposition de guérison. La grande anthropologue américaine Margaret Mead (1901 – 1978), à qui un étudiant demandait quel est le signe premier d’une civilisation, alors qu’on s’attendait à la réponse classique : c’est le feu, c’est l’hameçon, ces sont les funérailles, répondit de façon délibérément énigmatique : « c’est un fémur cassé et guéri ! » (Fearfully and wonderfully made, Paul Brand, 1980). Elle entendait par là que, contrairement à ce qui se passe dans le règne animal, lorsqu’un humain se brise un membre vital, il ne meurt pas nécessairement, parce qu’un autre, un frère, a su réunir les conditions du soin. Ainsi commence l’anthropologie : avec les données constitutives de la fragilité, de la souffrance et de la puissance de soin dans la durée.

Bâtir une anthropologie de l’alliance

Pas d’anthropologie sans liberté responsable, pas de liberté responsable sans règle, pas de règle sans alliance. Conséquence : l’entreprise d’une définition anhistorique de l’humain est chimérique. Dire « l’humain » en philosophie implique ainsi une modestie première. Dire « l’humain » sur le terrain de la foi, en théologien, n’exonère pas de cette modestie. C’est dans le jeu temporel — où Dieu s’est révélé une fois pour toutes en Jésus le Christ, et où cette révélation n’en finit pas d’opérer, donc de révéler — que l’homme se comprend lui-même comme un mystère insondable, à l’image du Dieu mystérieux.

Indissociable de cette articulation fondamentale entre révélation et temporalité, s’est forgée l’anthropologie biblique tripartite : âme-esprit-corps Une telle unité se traduit dans le fait que l’homme non pas a un corps, un esprit ou une âme mais est tout uniment corps, esprit et âme ; les mots hébreux qui nous y portent sont d’une richesse proprement inouïe.

Le premier, « âme », qui traduit nefesh, désigne originellement la gorge par où passe le souffle. Le deuxième vocable, « esprit », qui traduit ruah, signifie littéralement le vent, ce que Dieu insuffle en l’homme pour lui donner la sagesse, l’intelligence, la vigueur de la connaissance. Le troisième, basar (qui désigne aussi bien le corps que la chair), est l’incarnation de ce principe vital qu’est l’âme.

Comprenons alors que le sujet est fait d’alliance, d’une triple alliance : une alliance biologique, une alliance intellectuelle et une alliance spirituelle. Le discernement qui fait une civilisation ne repose donc pas isolément sur l’instance du cœur, ni sur l’instance isolée de l’esprit ou de la seule sensibilité. C’est leur alliance qui constitue la condition première d’une anthropologie conséquente ; nous pouvons la faire reposer sur cinq piliers.

1. Premier pilier : le jeu de l’appel et de la réponse

Nous ne sommes pas encore totalement affranchis de l’époque récente qui a tenu, dans les différents secteurs de la vie sociale dont principalement l’éducation, la maïeutique pour règle de communication interhumaine, induisant une parfaite adéquation entre la vérité et l’intériorité, ce que Socrate n’avait pourtant jamais homologué comme tel. Or, une fois venu au monde, le sujet humain se constitue dans l’appel reçu et l’appel émis. Il répond certes à ce qui lui a été donné, à ce qu’il a reçu dans l’extériorité, et à ce qu’il reçoit sans cesse. Cependant, il ne fait pas que répondre, il appelle, et ainsi suscite une réponse dont la nouveauté, sans lui, ne saurait advenir. Si le sujet n’avait qu’à « répondre », nous aurions de quoi le penser comme un être vulgairement soumis, incapable de créativité. Son identité serait dissoute dans un grand Tout cosmique (cf. les religions extrême-orientales) ou dans les volontés arbitraires d’une divinité despotique. À ce premier plan, une anthropologie de l’alliance confère son entière dignité au sujet individuel et collectif ; en l’inscrivant dans une précédence qui l’appelle, l’anthropologie, de surcroît lorsqu’elle est chrétienne, dessine aussitôt l’espace de l’initiative humaine et de la liberté inventive. Ainsi de toute vocation, chrétienne derechef, qui consiste non pas seulement à répondre mais aussi, non moins, à appeler.

2. Deuxième pilier : la reconnaissance. La triple reconnaissance : homme / nature ; masculin / féminin ; adulte / enfant

(a) Le débat anthropologique doit impérativement mobiliser, remobiliser un concept ancien, connu de Lactance (iiie siècle après J.-C.), que la théologie a le plus souvent célébré avec ferveur : la « loi naturelle ». Pour éviter tout enfermement de son concept dans un jeu prescriptif anhistorique et fatal, on peut se référer en premier lieu à Grégoire de Nysse (ive siècle) : celui-ci avait déjà vu combien les productions de la nature ne servent pas toutes et toujours l’humain, que donc elles appellent au titre de l’impératif de survie ou de l’attente d’une vie meilleure, l’action transformatrice de l’homme. Reconnaissance inventive de la nature.

(b) Tous les anthropologues savent que la différence masculin/féminin est ordinaire tout en étant dissymétrique, comme le faisait observer, dans ses prestigieux travaux, Françoise Héritier[3]. La question centrale y devient celle de l’investissement éthique de l’alliance, autrement dit la mise en jeu d’une « nouvelle alliance ». Le comportement du Christ fut à cet égard étonnamment fondateur. Non seulement — ce qui n’est pas anecdotique — il était, comme on sait, accompagné dans ses déplacements et pérégrinations, de femmes, diverses dans l’âge et le statut social, mais il leur reconnaissait un chemin propre, voire privilégié dans l’accès à la vérité, ce en dehors de tout désir mimétique masculin/féminin : les épisodes de conversations rapportés à cet égard dans les évangiles sont légion. C’est dans son inspiration qu’au vie siècle — on l’a oublié ou relégué — l’Église catholique a demandé et obtenu que les mariages des jeunes couples se déroulent hors du clan familial, dans un lieu public — notamment dans les églises déjà édifiées — afin de garantir l’expression libre du choix des jeunes filles. Puis l’histoire médiévale et moderne nous lègue en héritage les intuitions réformatrices de Thérèse d’Avila, les interpellations de Catherine de Sienne à destination de la papauté, la reconnaissance intellectuelle et spirituelle des Thérèse de Lisieux, Édith Stein, Élisabeth de la Trinité, Simone Weil…, ce qui fait de la tradition chrétienne, nonobstant ses détournements et quoiqu’en disent ses détracteurs habituels, la première inspiratrice historique de l’émancipation des jeunes filles et de la libération des femmes.

(c) Le christianisme est porteur d’un respect fondamental à l’endroit de l’enfant et des enfants. En totale contraposition objective avec le grec pour lequel l’enfant ne savait rien, Jésus a placé l’enfant en modèle d’accès au Royaume divin. Ce geste délivre un message anthropologique inédit qui a à voir avec la dignité aujourd’hui bafouée de l’enfant qui est avant même de nous apparaître.

3. Troisième pilier anthropologique : interpréter et interroger

Libre, le sujet humain ne cesse de s’orienter en interprétant et en interrogeant sa situation. Le judaïsme et le christianisme n’en ont pas seulement assumé le fait, ils en ont promu l’exercice dans l’écriture même de leurs textes sacrés. C’est que l’interprétation n’est pas sans règle. Comprenons : interpréter en vérité, cela s’atteste dans la qualité des fruits portés au bénéfice de la vie, du vivant, de sa fécondité tous azimuts. On reconnaît l’arbre de l’interprétation et l’arbre de l’interrogation à leurs fruits. C’est que, interpréter, condition indépassable du sujet, est un acte de dignité mais un acte dangereux, potentiellement salutaire ou destructeur. C’est pourquoi il est déjà impliqué, contrairement à ce que disait Marx, dans la transformation du monde. Ainsi en va-t-il de la question du droit et du judiciaire dont l’exercice d’interprétation ne saurait s’appuyer sur le seul droit positif, mais aussi sur ce qui le transcende à savoir la loi de l’exigence morale : double détermination du droit. Ainsi en va-t-il des pratiques d’interprétation dans certaines sphères médiatiques, notamment les réseaux sociaux, où l’autorité de la règle se voit trop souvent giflée.

Or, le chrétien, cette exigence s’inspire éminemment de la sagesse et derechef de la sagesse biblique. Interpréter en christianisme, cela s’apprend du premier herméneute, Jésus, qui « a fait l’exégèse » (exegesato) de Dieu (Jean, I, 18).

4. Quatrième pilier, qui concerne la vie de la culture

Comme le disait avec bon sens le grand exégète et théologien de la culture Paul Beauchamp (s.j., « pour accueillir, il faut déjà être là[4] » !). Toujours en mouvement, les cultures sont, paradoxalement, au seuil l’une de l’autre et en inter-connexion. Mais il leur faut d’abord, chacune, être là. Cette double situation ne peut éclore que dans des rapports d’alliance : alliances entre des histoires différenciées mais appelées à se concilier avec ferveur à partir de leurs polarités irréductibles. Le concept d’alliance fait ainsi passer les cultures au plan de l’universalité concrète, les mettant en demeure de rendre des comptes quant au traitement qu’elles réservent à l’humain. Il rend légitime que soit par exemple demandé si l’excision est un phénomène culturel inaliénable, ou bien si, en raison des souffrances qu’elle inflige, ses opérateurs pourront se soumettre à l’exigence universelle de dignité humaine. Chaque culture est ainsi grevée d’une hypothèque qui concerne l’affirmation supérieure de la noblesse humaine.

5. Cinquième et dernier pilier anthropologique : la décision, qui conduit au plus haut de degré d’une anthropologie conséquente

S’affranchissant de tout scénario préétabli, cosmologique ou divin, récusant le fatalisme technologique, ou « l’écologisme » immanentiste qui sévit aujourd’hui, et qui dénie toute hiérarchie ontologique entre le végétal, l’animal et l’humain — le sujet trouve sa dignité supérieure dans l’exercice d’autorité qui lui a été spécifiquement confiée : décider, littéralement « trancher » afin de faire « advenir » la beauté du jardin confié. Telle est la situation anthropologique des origines qui se répète dans la décision ainsi inspirée, enracinée dans une promesse inaugurale. Coupé mais non séparé, détaché mais non fragmenté, à distance mais articulé, libre mais inter-agissant, autre mais allié, le sujet humain s’humanise. Cette humanisation s’accomplit dans le don, dans le pardon, voire le sacrifice.

Conclusion

L’anthropologie qui accepte de tourner le dos à ses propres méprises, pourra ré-ouvrir les voies de l’espérance dont l’enfantement, dont l’engendrement de l’enfant est la plus forte expression. Le vieil Héraclite, au vie siècle avant J.-C, disait déjà : « Celui qui n’espère pas l’inespéré, qui est introuvable et inaccessible, ne l’atteindra pas » (Fragment, 18) ; il anticipait d’une certaine manière sur le mot de saint Paul invitant à « espérer contre toute espérance » (Romains, IV, 18). C’est à cette aune en effet, comme le faisait remarquer autrefois le pétillant Maurice Clavel, que Pilate, présentant à la foule le condamné, le torturé, l’humilié, a pu former le plus grand jeu de mots de tous les temps : Ecce homo, « Voici l’homme » (Jean, XIX, 5). Cet homme aimant, défiguré était, en effet, la figure de l’humain véritable.

Père Professeur Philippe Capelle-Dumont, président d’honneur.
Extrait de la conférence donnée à la séance solennelle de rentrée du 16 octobre 2023.

[1] Hans BLUMENBERG, « Anthropologische Annäherung an die Aktualität der Rhetorik », in Wirklichkeiten, in denen wir leben, Stuttgart, 1993, p.115.

[2] Idem, Beschreibung des Menschen, Frankfurt a. M., Surhkamp 2006, p. 552.

[3] Françoise HÉRITIER, La belle histoire des femmes, Paris, Seuil, 2011

[4] Paul BEAUCHAMP, Le récit, la lettre et le corps, Paris, Cerf, 1982, p.162.