L’Académie catholique de France ne pouvait pas ne pas s’associer à la commémoration du centenaire de la naissance de Jean-Paul II que la pandémie de la covid-19 a empêché de célébrer en mai dernier. Reportée en ce mois d’octobre, cette commémoration coïncide heureusement avec la date de sa fête liturgique, fixée au 22 octobre, date par ailleurs de sa première messe solennelle à Rome.
Le souvenir du 16 octobre 1978, celui de l’accession au trône de Saint-Pierre de Mgr Karol Wojtyla, devenu Jean-Paul II à l’issue d’un conclave qui tint en haleine le monde entier, est encore vif en nos mémoires. On se souvient du soir où une fumée blanche s’échappa enfin d’une cheminée de la chapelle Sixtine et où la chrétienté découvrit son nouveau pape. L’immense clameur qui s’éleva de la place Saint-Pierre pour saluer le pape « étranger » donna mesure de ce que ce pontificat pouvait délivrer comme promesses aux catholiques du monde entier : un règne et un souverain pontife flamboyants, comme la catholicité en connut peu et dont la tâche affirmée n’aura cessé de proclamer la joie et la fierté d’être catholique et de faire rayonner la parole du Christ, sous le regard maternel de Marie.
Celui qui prit le nom de Jean-Paul II laissa derrière lui le souvenir d’un pontificat généreux et grandiose, redonnant au peuple chrétien sa ferveur. Pape empathique et affectif, pape slave, pape moderne, pape philosophe, poète, théologien, il fut de tous les combats et de toutes les révolutions, politique, morale, et bien sûr spirituelle.
Il fut aimé comme jamais aucun pape aux XIXe et XXe siècles ne le furent auprès d’une jeunesse qui lui rendait bien son affection et son écoute.
Déjà reconnu durant son sacerdoce cracovien et son enseignement à Lublin, comme un prêtre « à l’écoute », il avait fait de son archevêché un laboratoire d’idées fortes et nouvelles. Inflexible dans sa quête de la vérité mais doux et tendre quand il s’agissait de se rendre auprès des humbles et des pauvres, des malades et des « brisés de la vie », comme il les appelait, il sut trouver les paroles justes et puissantes qui parlaient à ceux qu’il exhortait ou simplement qu’il visitait.
Sa silhouette virile et dynamique avait fait de lui le pape de la modernité, mais après l’attentat de 1981 qui faillit lui coûter la vie, il devint plus fragile et sa santé se détériora lentement jusqu’à faire de lui cet homme prématurément vieilli, affaibli et atteint de tremblements, apprenant ainsi à sa paroisse, celle du monde, à expérimenter la compassion.
On lui connut de nombreux portraits mais qui tous renvoyaient à une histoire, à un attachement précis : il était Karol, Lolek, le grand frère de Cracovie, l’oncle bien-aimé des camps d’étudiants qu’il organisait, le tailleur de pierres, le veilleur de nuit dans une usine chimique, le résistant, le fidèle paroissien qui, clandestinement, récitait son rosaire au nez des nazis qui occupaient sa ville, le novice qui poursuivit ses études dans les caves de l’archevêché de Cracovie, l’abbé adulé de sa première paroisse, celle, rurale, de Negovic, l’aumônier de la faculté de Cracovie, puis le professeur respecté de l’université de Lublin, le poète clandestin qui prit le nom d’Andrzej Jawien, puis un des plus jeunes évêques de la Pologne, prélat avisé de Vatican II, tôt repéré par Paul VI, nommé archevêque puis créé cardinal, enfin élu pape à l’issue d’un conclave précipité du fait de la mort de Jean-Paul Ier, voyageur et curé de la paroisse de Rome comme de celle du monde… Enfin grand-père que chacun veilla dans son agonie.
Cette carrière immense, animée par une foi et une intelligence brûlantes, fit de lui un géant, un être exceptionnel qui ne pouvait trouver son accomplissement suprême que dans la sainteté, qui lui fut reconnue à l’issue d’un procès éclair suscité par la ferveur populaire.
Aujourd’hui, l’ombre planétaire de Jean-Paul II continue de veiller sur le monde. Les pontificats de Benoît XVI et de François sont issus de celui du pape Wojtyla. Il disait toujours à ses visiteurs, dont je fus, comme dans ses poèmes : « Mais ce dont l’homme souffre le plus, c’est de manquer de vision ». C’était en effet ce qui lui semblait le plus important : l’observation du monde devait dépasser le « premier regard », mais aller au-delà, et cet autre regard, porté par sa foi, avait la grâce de pouvoir comprendre et entendre autrement le monde et agir sur lui, porté par une tension intérieure qui, seule, permettait à ses yeux de réaliser le plan de Dieu. Il s’agissait, disait-il encore, « d’ouvrir toujours plus grand l’espace », afin de ne pas se détourner de la splendeur des choses et de connaître ainsi la chance de l’émerveillement.
C’est cet homme, ce saint homme, pourrait-on rajouter, qu’en ce 22 octobre 2020, nous célébrons et remercions.
Si l’on observe aujourd’hui que quelques théologiens (et théologiennes) l’accablent de maux et de reproches, allant même jusqu’à souhaiter sa décanonisation (ce qui serait un acte inédit dans l’histoire de la papauté), passant à la trappe l’œuvre gigantesque qu’il a accomplie, du fait de certains dossiers qu’il n’aurait pas désiré traiter, du moins pas à la manière du monde (le statut des femmes, le célibat des prêtres, la pédophilie), Jean-Paul II demeure néanmoins ce pape qui opéra des centaines de milliers de conversions spirituelles et sut ramener la ferveur dans un monde dilué et qui, tenté par un athéisme provocateur, connaît toujours les affres cruels de la déliaison.
Toutes les tentatives pour contrer son influence restent cependant vaines car son enseignement est celui d’une espérance à conquérir sans cesse et qu’il a infusée dans le cœur de tous ceux qui le suivaient.
Veilleur de l’absolu, sentinelle confiante, on l’entend encore prononcer ces quelques paroles qui stupéfièrent les invités de la messe solennelle du 22 octobre 1978 et par-delà eux, les centaines de millions de téléspectateurs qui la suivaient en Mondiovision : « N’ayez pas peur ! » Elles n’étaient pas de circonstance : déjà au temps de la clandestinité, ne proclamait-il pas dans un de ses poèmes : « Ne te détourne pas de la splendeur des choses, demeure émerveillé ! (…) Brise ! Ouvre ! La peur ne peut nous atteindre ! »
En 2020, alors que le sort de la planète est si menacé, la voix de Jean-Paul II résonne toujours avec la certitude de qui justement n‘a pas peur.
Alain Vircondelet.
Illustration : Wikimedia.