Jean-Robert Armogathe, vice-président de l’Académie, directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, vient de diriger, aux Presses Universitaires de France, deux gros volumes d’une Histoire générale du christianisme (en collaboration avec Michel-Yves Perrin, Pascal Montaubin et Yves-Marie Hilaire). Nous lui avons demandé quelques lignes sur la spécificité d’une histoire du christianisme.
Le christianisme n’apparaît pas seulement comme une constituante originale de l’histoire des civilisations ; dans cette histoire, il est partie prenante de l’histoire des idées, d’une manière telle que son omission décapite toute tentative pour rendre compte du développement historique de la pensée, des mœurs, des sciences, des lettres et des arts.
1 – un modèle d’explication pour les sociétés
Les origines du christianisme portent, radicalement, toute son histoire ultérieure, et Harnack avait vu juste à cet égard : le développement missionnaire des IIè-IIIè siècles est contenu dans les faits primitifs qui l’ont constitué, la prédication de Jésus le Galiléen et sa réception par des disciples différents, reproduisant la palette politique de l’époque, son procès, sa passion, sa mort et le ferment inattendu de sa résurrection. Peu importe de savoir à quel moment l’Église s’est constituée ; la prédication de Jésus aussi bien par ses paroles que par ses actes, comme faiseur de miracles, ainsi que par sa passion, a suffi pour donner au groupe des Douze la consistance nécessaire. Ils ont disposé d’un Évangile à annoncer, ils ont fait des signes, ils se sont enfin retrouvés dans ce groupe à la fois très tôt hiérarchisé et tout à fait susceptible cependant d’accueillir et d’assimiler des innovations radicales (Paul et le « concile » de Jérusalem). Cette cohésion initiale rendit possible le développement du réseau, autant géographiquement et socialement que dans la rapide organisation d’un culte nouveau : les hymnes liturgiques prépauliniennes témoignent de la constitution ancienne d’une théologie sacramentelle. Le christianisme a pu ainsi assumer en un premier temps la résistance aux persécutions systématiques puis, en un second temps, la reconnaissance publique et, bientôt, le statut de religion impériale (qui aurait pu lui être aussi fatal que les persécutions). Enfin, les caractères originaux de son organisation territoriale et leurs fondements doctrinaux (ordre et eucharistie) lui ont permis de maintenir l’unité doctrinale par delà les ruptures territoriales ; le schisme entre Orient et Occident a montré dans une certaine mesure, par le maintien de tout l’appareil doctrinal et disciplinaire, comment cette organisation pouvait survivre même à la déchirure la plus radicale, celle de la géographie et des sphères de pouvoir.
La constitution d’Églises apparues après la Réforme est l’autre étape qui fut l’épreuve cruciale du christianisme. Après la division Est-Ouest, une division inédite est apparue, au sein même de la partie occidentale. D’autres époques avaient connu des mouvements profonds de contestation doctrinale et disciplinaire : le XVIè siècle a assisté à la mise en place d’autres Églises, qui ont revendiqué les mêmes « notes » théologiques que l’Église catholique qu’elles ont prétendu remplacer. C’est dans ce contexte qu’il faut placer la création des États modernes : l’Europe des États nationaux est sortie de la guerre de Trente ans, qui fut à la fois la dernière guerre de religion et la première guerre moderne.
On ne peut pas se contenter, d’ailleurs, d’un regard extérieur. L’histoire des États repose sur une vision du politique dont le christianisme est à la fois l’origine et l’enjeu. La Vita Constantini d’Eusèbe est un bon document pour comprendre cela, mais une histoire chrétienne de la pensée politique pourrait sans peine être écrite ; on y discuterait la Cité de Dieu (mais aussi les textes d’Augustin relatifs aux manichéens et aux donatistes), on méditerait sur le sens carolingien de l’État et on retrouverait la forte personnalité du pape Grégoire VII. Machiavel et ses détracteurs jésuites nous introduiraient à Grotius, à Hobbes et à Rousseau, mais aussi aux grandes encycliques sociales du XIXè et du XXè siècles. Ce n’est pas là, comme Lénine le croyait, un simple reflet des sociétés dans une idéologie de superstructure : nous avons affaire ici au fondement conceptuel de l’agir politique, au ressort intelligible de l’histoire des peuples.
2 – des concepts originaux pour les idées
Le christianisme a fait l’effet d’une serre pour l’éclosion des concepts qui lui sont propres à l’origine et qui sont, par la suite, devenus les composantes de l’histoire générale des idées. Cela, dès le point d’émergence de l’Incarnation, qui suppose un Dieu personnel, trinitaire, créateur, bref l’émergence d’une relation exceptionnellement active et responsable entre le Créateur et la Création. Le monde a été créé, le temps physique va donc trouver une origine et se déployer vers une fin : on trouve dans les Confessions d’Augustin tous les éléments d’une lecture cosmophysique de la Genèse. Mieux encore : le pouvoir créateur de Dieu dépasse et inclut le monde sensible dans un univers réel de puissance infinie. Esprits créés sans matière, les anges fournissent un modèle idéal (et rêvé) pour mathématiser la physique (l’âme séparée du corps, ou l’ange, peut faire des mathématiques ou de la musique, mais la philosophie naturelle, autrement dit la physique, reste le privilège de l’homme, esprit inséré dans la matière). Les catégories théologiques donnent naissance (avec des médiations) à des concepts épistémologiques. Pour comprendre, il ne suffit pas de connaître : il faut aussi expliquer. C’est la curiosité blanche, positive, qui permet à l’homme d’exploiter cette maîtrise qu’il a reçue de Dieu sur la nature (dominium mundi) ; ce n’est pas la vaine curiosité, curiosité noire, où l’impie cherche à percer les secrets de Dieu, l’arcane. C’est au contraire the Christian Virtuoso, cet idéal du savant chrétien dont Robert Boyle et Isaac Newton passeront, au XVIIè siècle, pour être de dignes représentants : la connaissance de la nature contribue à la louange de Dieu. L’imagination scientifique est le produit de la réflexion théologique, où elle puise, comme dans un vivier, des concepts anciens pour en produire des idées nouvelles.
3 – une spécificité irréductible aux idéologies
Il ne faudrait pas conclure pour autant que le christianisme puisse être confondu avec les idéologies qui ont agité l’histoire des hommes. D’abord, la plupart des grandes idéologies d’Occident ont trouvé dans le christianisme une indispensable matrice. Ensuite, le christianisme fait la preuve de sa faculté d’inculturation dans tous les continents. Enfin, et surtout, les églises chrétiennes ont manifesté par delà leurs divisions, une originale unité.
Dans une histoire intimement mêlée à l’histoire générale des royaumes et des peuples, elles ont rendu possible un mode de vie fondé sur le respect de la personne, sur l’assistance aux plus démunis, sur le progrès scientifique, sur le souci de la paix et de la sécurité qui reste le plus remarquable acquis de l’Occident et son apport le plus décisif à la civilisation planétaire. Il est indéniable que la foi dans l’Incarnation-Rédemption, au centre du christianisme, a rendu nécessaire une appropriation des besoins et désirs des hommes, ce qui ne fut pas toujours facile, ni univoque, mais ce qui atteste la permanence de la proximité familière des Églises chrétiennes dans la vie quotidienne des personnes. La croyance dans la vie éternelle, l’affirmation d’un jugement individuel, la conviction d’une unité des croyants à maintenir tout en poursuivant une expansion missionnaire ont marqué notre culture. L’histoire des hommes ne s’est pas contentée de croiser celle du christianisme. Elle a été portée par le christianisme, et les bons et les mauvais jours qu’elle a pu connaître se sont également situés dans la maison chrétienne ou dans ses dépendances.