La Chine vient de surgir inexorablement dans notre espace mondial. Peut-être, jusqu’à une date récente, souffrions-nous d’une sorte de persistance rétinienne où dominait l’idée d’un grand pays très peuplé, certes, mais famélique et isolé à l’écart du monde. Cette image a volé en éclats.
Une réussite fulgurante, fruit d’un système hybride
Quelques chiffres simples peuvent donner la mesure de la révolution accomplie. En 1995 — il y a seulement vingt-cinq ans, même pas une génération —, le PIB américain était dix fois celui de la Chine. Aujourd’hui, le PIB chinois atteint deux tiers de celui des États-Unis et rejoindra celui de la puissance américaine autour de l’année 2030. Aujourd’hui, la Chine produit et consomme 28 millions de voitures par an, contre 17 millions aux États-Unis. Cent trente millions de Chinois ont visité des pays étrangers l’année dernière (qui était certes encore indemne de pandémie).
En 1995 toujours, la richesse moyenne par habitant était en Chine de 600 dollars. Elle a bondi à 10 000 dollars aujourd’hui. C’est une performance inégalée, qu’aucun autre pays dit « en développement » n’a accomplie. Cet accroissement de richesse a su s’accompagner d’une réduction très significative de la pauvreté absolue (1,90 dollar par jour au sens de la Banque mondiale), laquelle affecte aujourd’hui moins de 10 % de la population.
Parler de la population chinoise donne toujours le vertige. À chaque fois que l’on planifie quoi que ce soit, à chaque fois qu’un responsable politique chinois doit prendre une décision, on doit toujours tout multiplier par 1,4 milliard de personnes. De tout temps, la population chinoise a représenté 20 % de la population mondiale, que ce soit sous l’Empire romain à l’époque du Christ, en l’an mil, sous Napoléon ou au xxe siècle. Ce poids relatif est en train aujourd’hui de s’éroder lentement, par suite de la politique de l’enfant unique en Chine et face à la montée en puissance démographique de l’Inde, et surtout de l’Afrique.
S’agissant du fonctionnement du système, on pourrait céder, vu de loin, au préjugé d’une machine communiste parfaitement planifiée, où des injonctions étatiques émises à partir de lieux de pouvoir opaques tiendraient lieu de règles intangibles, telles un improbable Gosplan de tradition soviétique. Il est vrai que les contre-pouvoirs n’existent pas : si l’on votait en Chine, cela se saurait. Il n’y a pas non plus d’ordre judiciaire indépendant ou de presse libre.
Mais la réalité nous prend à contrepied. C’est d’un bien étrange « communisme » qu’il s’agit. La création d’entreprises est le sport national. Réussir matériellement, sous n’importe quelle forme, est l’obsession centrale de tous ces anciens pauvres que sont ces centaines de millions de citadins sortis de la glèbe paysanne il n’y a pas si longtemps. Le sujet de conversation principal, omniprésent, étouffant, est l’argent. C’est d’ailleurs un sujet neutre, à ras de terre, où l’on court peu de risques politiques. L’État encourage pleinement le foisonnement des initiatives individuelles. Pour les plus doués des entrepreneurs ou les mieux introduits, les opportunités peuvent accoucher d’entreprises majeures et de très grandes fortunes.
L’économie chinoise a su doubler de taille tous les sept ans depuis trente ans. Pour soutenir cette montée en puissance, l’État chinois a également su jouer tout son rôle pour doter le pays des infrastructures les plus modernes. Sept mille kilomètres de nouvelles autoroutes, par exemple, ont été construites l’année dernière en Chine ! L’appétence pour l’innovation est féroce dans tous les domaines technologiques de pointe. Un autre exemple : la métropole de Shanghaï (27 millions d’habitants) a déjà déployé aujourd’hui 50 000 bornes-relais de télécommunications 5 G. C’est l’équipement que prévoit la France sur l’ensemble de son territoire… à fin 2025.
On se trouve donc face à un système hybride mi-privé mi-public, dont la clef est le pragmatisme. Cohabitent un capitalisme sans états d’âme et un système de gouvernement autoritaire et capillaire, un foisonnement à plusieurs vitesses de millions de petites entreprises individuelles et de beaucoup de grosses, d’énormes entreprises d’État dans les secteurs traditionnels mais aussi des géants privés dans les secteurs modernes des hautes technologies et des services sophistiqués. En somme, une sorte de fusion du capitalisme et du communisme, qui ferait se retourner dans sa tombe Karl Marx, lequel, il est vrai, ne pouvait imaginer l’avènement d’internet ! Si l’on juge ces dernières décennies à la seule aune de la réussite économique globale — ce qui est bien sûr un peu court —, on peut penser que le « despotisme éclairé », cher au siècle des Lumières, a trouvé une brillante illustration chinoise. De là à dire que l’exercice de la démocratie est une perte de temps et d’énergie, c’est une assertion sur laquelle le Parti communiste chinois s’est empressé de trancher, mais heureusement pas nous.
La Chine, autrefois enfermée dans une fière autarcie — « compter sur ses propres forces », disait le slogan de Mao Zedong —, vit désormais en osmose avec le monde. En direction de l’extérieur, elle est devenue « l’usine du monde », à qui nous achetons 20 % des produits manufacturés de la planète. Dans l’autre sens, sa voracité en matières premières lui fait importer la moitié du total mondial des minerais métalliques, des produits énergétiques, du bois ou du soja. Son immense marché est aussi devenu un débouché majeur pour nos entreprises. Il faut donc se méfier de la renaissance du terme de « guerre froide », qui ressort actuellement pour qualifier la rivalité stratégique entre la Chine et l’Ouest. Au temps de la Guerre froide avec l’Union soviétique, cette dernière était pratiquement isolée du reste du monde. La situation est radicalement différente aujourd’hui. La mondialisation nous impose de danser avec la Chine, plus ou moins confortablement, tant nous sommes devenus interdépendants.
La société chinoise fait preuve d’une résilience étonnante. À l’époque de Mao Zedong, elle fut enfermée dans une essoreuse d’une violence inouïe. La réforme agraire des années 1950, le « Grand Bond en avant » (1958-1961), la Révolution culturelle (1966-1976) ont provoqué de l’ordre de 50 millions de morts violentes ou par famine. Aujourd’hui s’exerce une autre forme de violence sociale, certes moins radicale. En une petite génération, 600 millions de ruraux ont déménagé en ville et ont dû difficilement, à force de travail acharné et d’intelligence pratique, se réinventer une nouvelle vie et de nouveaux repères. Encore à l’heure actuelle, 150 millions de travailleurs des provinces intérieures flottent au gré des chantiers des conurbations de la côte, sans disposer d’un permis de travail légal, le hukou, qui leur conférerait des droits sociaux de base. Même pour les urbains régularisés, les filets de sécurité sociale restent extrêmement modestes. Les prestations de retraite, l’accès à l’école ou à l’hôpital sont mal subventionnées. L’accès au logement est devenu hors de prix.
Malgré cette âpreté, la société chinoise bouillonne d’initiatives, se montre extrêmement réactive, passe son temps à sortir en famille et entre amis, réagit vivement aux injustices. Son enthousiasme, sa fraîcheur, sa pulsion vitale, ont toujours été soulignées par les voyageurs étrangers, depuis les missionnaires jésuites jusqu’à Paul Claudel ou au poète Henri Michaux. La population chinoise — contrairement aux articles de presse déformés de nos « vieux » pays — est encore relativement jeune, au moins pour la décennie qui vient. Elle constitue un puissant ressort d’énergie, que l’on peut aisément constater sur le terrain.
Cette société communique de façon forcenée grâce aux outils modernes. La messagerie la plus prégnante, WeChat (Weixin en chinois), rassemble 1,2 milliard d’abonnés. On peut tout y faire : communiquer, bien entendu, mais aussi payer ses emplettes, commander de multiples services, bien au-delà de ce qu’offrent pour l’instant ses homologues occidentaux (Facebook, Twitter, Google, etc.)… lesquels sont d’ailleurs interdits en Chine. Que plus d’un milliard de citoyens échangent entre eux, jour et nuit, 45 milliards de messages par jour pose d’intéressants problèmes politiques dans une équation où le Parti communiste exerce son magistère sans partage.
La maîtrise de l’internet est cruciale pour les autorités chinoises. Le ministère de la Sécurité publique, le Guoanbu, dispose de toute la gamme possible des outils répressifs et des lois contraignantes pour mettre l’internet sous le boisseau, avec par exemple une puissante police spécialisée du net dotée des traceurs les plus sophistiqués, mais surtout d’une doctrine d’emploi qualifiée de « bouclier doré », où tout dérapage peut et doit être mis sous contrôle dans un délai maximal de « quatre heures d’or ». Ce même appareil de sécurité intérieure fonctionne avec un budget annuel supérieur à celui de la défense nationale chinoise, nucléaire et spatial inclus. En cas de désordre, il dispose de 900 000 policiers ad hoc, la Police armée du peuple, qui dispose même d’armes lourdes. Et pourtant, les problèmes de tous ordres, les anecdotes ou les photos mettant en cause des dirigeants, les répressions des multiples manifestations locales de protestation face à telle ou telle exaction, partent sur la toile à la vitesse de la lumière. La société chinoise ressemblerait à une vaste masse compacte et uniforme si elle suivait le modèle prôné par les autorités. Elle est en réalité semblable à un gruyère percé de mille trous.
L’irruption des hautes technologies est pain béni pour l’appareil de surveillance. La traçabilité de tout un chacun, en tous temps et en tous lieux, même privés, est devenue possible grâce aux logiciels de reconnaissance vocale ou faciale, aux « portes dérobées » installées systématiquement sur le milliard et demi de téléphones portables. Deux milliards huit cent millions de caméras sont installées en Chine, soit deux par citoyen ! Cette intrusion dans la vie privée n’a, parfois, pas forcément que des inconvénients : c’est comme cela, en grande partie, que l’épidémie de covid-19 a été mise sous contrôle, brutalement certes, mais avec une efficacité inconnue des pays occidentaux. N’est-ce pas d’ailleurs un trait commun aux sociétés confucéennes, lorsque l’on observe la remarquable gestion de l’épidémie, avec des moyens technologiques similaires, dans deux autres sociétés voisines : la Corée du Sud et l’île de Taïwan ? Le respect traditionnel de l’autorité transforme les critères d’acceptabilité.
S’il est un objectif politique sur lequel l’unanimité règne dans les cercles du pouvoir, c’est le maintien du monopole du Parti communiste chinois ad vitam æternam. Le repoussoir absolu est le scénario soviétique, la perestroïka et autre glasnost, qui a précipité la chute de l’U.R.S.S. Le « document n° 9 » de 2013 — en principe secret, mais qui a fuité — ne laisse aucun doute sur cette question : nulle évolution qui pourrait menacer un tant soit peu la mainmise absolue du Parti ne saurait être tolérée. Le Parti communiste chinois n’est pas exactement une P.M.E., avec 92 millions de membres ! Tous ne sont pas des grands chefs. Mais tous sont dotés, dans cette pyramide capillaire, du pouvoir, plus ou moins élevé, de dicter les normes de comportement à leurs contemporains, tels les mandarins d’autrefois, et bien entendu de relayer les ordres du pouvoir central.
S’ajoute à cela l’équation personnelle de Xi Jinping, au pouvoir depuis maintenant sept ans, marquée par la recentralisation des décisions et le culte de la personnalité. Les classiques « campagnes anti-corruption » mutent actuellement en une vaste « campagne de rectification », selon un verbatim oublié et effrayant directement ressorti des grandes campagnes révolutionnaires d’épuration radicale de Mao Zedong, dans son réduit de Yan’an des années 1940. Le raidissement politique justifie également la répression implacable contre le prétendu «séparatisme » tibétain, mongol, et surtout ouïghour à l’heure actuelle, marquée par une brutalité sans nom.
Cette combinaison de réussite économique et de totalitarisme politique va-t-elle perdurer ? Toutes les savantes analyses formulées il y a vingt-cinq ans — américaines en particulier — prédisant que l’émergence économique accoucherait inéluctablement de la démocratie, ce que l’on appelle la théorie de la convergence, ont été sèchement battues en brèche. Ce qui fait tenir ce système hybride unique, c’est sans doute la vieille règle chinoise du « mandat du ciel » : tant que l’Empereur procure de la croissance et du bien-être matériel, l’Empereur reste légitime. On peut toujours imaginer des crises (financières, sociales…) : une crise est par définition une rupture que l’on n’avait pas vu venir. L’hypothèse est pour l’instant improbable.
Grande puissance face au monde
La Chine devenue grande puissance va-t-elle, veut-elle dominer le monde ? Elle s’en donne en tous cas les moyens. Son budget militaire (261 milliards de dollars) n’est dépassé que par celui des États-Unis (et de loin : 732 milliards de dollars), mais il est quatre fois plus important que celui de l’Inde, troisième budget dans la liste mondiale. La Chine se dote rapidement d’une flotte de haute mer. Elle est aux avant-postes en matière nucléaire et spatiale. Ses missiles modernes sont au meilleur niveau. Ses capacités d’intrusion dans la cyber-guerre ne sont plus à démontrer. Sa seule faiblesse stratégique, sans doute, est un retard patent dans les semi-conducteurs autochtones de dernière génération, qui l’oblige à acheter massivement (82 % de ses besoins aujourd’hui) aux États-Unis ou à la Corée du Sud les composants essentiels à ses industries de télécommunications et de hautes technologies. Malgré la construction d’une industrie autochtone à marches forcées, ce retard ne se comblera que lentement dans les années qui viennent.
La vision stratégique de la Chine procède par cercles successifs, en commençant par l’Asie. À ses marches immédiates, elle refuse toute discussion sur les développements de Taïwan et de Hong Kong. Toute question qui fâche est refoulée sur le thème de « l’intolérable ingérence dans les affaires intérieures chinoises », formulation qui est servie ad nauseam. Avec Taïwan, la rhétorique pékinoise s’enflamme de plus en plus et rien ne dit que le statu quo, qui date de plusieurs décennies, puisse se poursuivre. La question de Taïwan a pris un tour incandescent, verbal pour le moment, mais aucune option n’est fermée, y compris militaire, ce qui, on s’en doute, serait une déflagration majeure. Avec Hong Kong, la Chine n’a pas hésité à piétiner la charte sino-britannique de 1997 courant jusqu’à 2047, qu’elle avait signée en grande pompe et qui a été enregistrée par l’ONU sous le statut de traité. Elle a promulgué à Pékin le 30 juin 2020 une loi de répression sévère visant expressément la liberté d’expression dans le territoire !
De même la Chine refuse-t-elle toute contestation sur le Nanyang, la mer de Chine du sud. Elle est en train d’y bétonner de petits atolls, qui se trouvent au milieu des eaux internationales de navigation — consacrées par le droit de la mer des Nations unies — et dont les espaces sont également revendiqués par des pays du Sud-Est asiatique, tels le Vietnam, les Philippines ou la Malaisie. Sept de ces îlots ont déjà été dotés par la Chine de pistes pour gros-porteurs cerclées de batteries lance-missiles. La Chine a inventé à cette occasion une forme de diplomatie déclarative tout à fait surprenante. Quand des questions surgissent sur le Nanyang, Pékin répète une même rengaine : « c’est à nous, parce que l’on vous dit que c’est à nous » ! Dans une procédure de cette nature, il faudrait en droit occidental apporter des commencements de preuves ou accepter des arbitrages, tel celui sur le canal de Beagle entre l’Argentine et le Chili en 1984 sous la médiation du Pape. La Chine refuse les normes internationales, par exemple en s’asseyant sur l’arrêt de la cour d’arbitrage des Nations-Unies — dont elle a pourtant dûment signé la charte —, laquelle a tranché en faveur des Philippines sur l’île contestée de Scarborough en 2016.
Dans un cercle plus large, il est éclairant d’exhumer la carte de suzeraineté chinoise établie par l’empereur Kangxi en 1750, où l’on voit que les royaumes du Sud-Est asiatique étaient considérés comme des pays vassaux devant tribut à l’empereur de Chine. Cette vision n’a pas fondamentalement changé. Dès lors que ces pays affichent une forte solidarité régionale en se regroupant sous la bannière de l’ANASE, Pékin entreprend de diviser pour régner. La Chine cible les pays faibles et les ficèle par toutes sortes d’accords financiers et de grands projets chinois, tels une grande ligne ferroviaire au Laos ou des investissements somptueux au port cambodgien de Sihanoukville. On ne s’étonnera pas ensuite que le Laos et le Cambodge se désolidarisent des revendications maritimes de leurs collègues de l’ANASE.
Diviser pour régner est un stratagème éprouvé. La Chine y a même trouvé une application en Europe. Elle a créé depuis quelques années un sommet annuel d’affidés en Europe orientale, baptisé « 17 + 1 » (le « 1 » étant la Chine), qui regroupe des pays membres de l’Union européenne (Pologne, Roumanie, Bulgarie, etc.), mais aussi des pays qui ne le sont pas, tels la Bosnie, le Monténégro ou l’Albanie. Avec des résultats minces pour l’instant, mais un affichage politique fort. Dans d’autres parties du monde, le ciblage de pays fragiles est opportuniste, telle la tentative chinoise actuelle « d’ acheter » l’archipel des îles Salomon, proche de la Nouvelle-Guinée, afin d’y développer une base d’expansion pour tout le Pacifique Sud.
Dans l’espace mondial, l’expansion chinoise se déploie derrière l’étendard des « nouvelles routes de la soie ». Nos médias ont adopté ce terme car il nous parle, mais le slogan chinois (Yidaï Yilu) n’y fait aucune référence et se traduit par : « un corridor (terrestre), une route (maritime) ». Il ne s’agit pas au départ d’une invention du gouvernement, mais d’une stratégie progressive d’expansion des grandes entreprises d’État chinoises, à l’affût de nouveaux débouchés mondiaux au moment où l’euphorie de la croissance chinoise des années 2000 se tassait. Arrivé au pouvoir, le président Xi Jinping a surfé sur ce mouvement, déjà largement initié sur le terrain, en lui offrant un « emballage » médiatique résumé par un slogan percutant.
Les cibles de ces « nouvelles routes de la soie » sont mondiales, mais leur impact majeur s’exerce dans les pays africains, en Eurasie (dans tous les pays en -stan) et en Asie du Sud, principalement au Pakistan ou au Sri Lanka. Le mécanisme mis en place oriente des fonds chinois pour abonder de grands projets chinois. Toutefois il ne s’agit pas de dons, mais de prêts… qu’il faudra un jour rembourser. La majeure partie des pays ciblés se retrouve donc aujourd’hui avec des masses de dettes incompatibles avec leurs situations financières, lesquelles sont en général précaires. Est-ce une stratégie chinoise de sujétion délibérée, une « diplomatie de l’endettement », comme des titres à sensation l’ont brandi ? Une analyse plus fine indique qu’il ne le semble pas, mais que le chantier global a été mené avec un enthousiasme quelque peu brouillon. L’objectif, après tout, n’était pas la rentabilité, mais la plus grande gloire politique de la Chine. Objectif partiellement atteint, notamment en Afrique.
La grande Asie autour de la Chine fait l’objet de ses préoccupations stratégiques principales. Dans cette vaste zone, les abcès de fixation peuvent être beaucoup plus rudes. La Chine et l’Inde sont promptes à en découdre militairement sur les frontières contestées de l’Himalaya. Les blessures de la guerre sanglante de 1962 ne sont pas guéries. Les sérieuses escarmouches de l’été 2020 au Ladakh inquiètent. La Chine a également poussé le bouchon de l’ingérence politique bien trop loin en Australie, par des manœuvres de déstabilisation intérieure. Il en résulte actuellement une véritable « guerre froide » très âpre entre les deux pays.
À plus long terme, l’idée d’une Mare nostrum chinoise fait son chemin, qui engloberait le grand chapelet extérieur d’îles et de presqu’îles qui limitent l’accès de la Chine au vaste espace du Pacifique. Mais alors le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, alliés fidèles des États-Unis, ne se laisseraient pas faire. C’est en se cristallisant d’abord dans cette zone que se pose la question de la rivalité de grandes puissances entre les États-Unis et la Chine. Les États-Unis sont une puissance du Pacifique, militaire au premier chef. Que les grands pays à portée maritime de la Chine cèdent aux sirènes ou aux menaces de Pékin sur le Pacifique et qu’ils aliènent ainsi la réussite incontestable de leur trajectoire historique est tout à fait improbable.
L’angoisse existentielle américaine face à la montée en puissance inéluctable de la Chine est bien réelle. Elle est générale dans les cercles dirigeants américains, fussent-ils républicains ou démocrates, et ne risque pas de s’infléchir avec un nouveau président. La guerre commerciale lancée par Donald Trump contre la Chine n’est qu’un épiphénomène, tant le fusil est pointé vers la cible la moins pertinente. Le résultat le plus clair pour l’instant a été l’effondrement des exportations américaines vers la Chine et l’augmentation des prix des produits chinois encore massivement importés par les consommateurs américains, en ne gagnant presque rien dans l’autre sens, ce qui s’appelle se tirer une balle dans le pied.
La guerre des hautes technologies est en revanche beaucoup plus sérieuse. En refusant au leader mondial des télécommunications, le chinois Huaweï, l’accès à l’équipement en technologies de 5 G en Amérique (et par dérivée en Europe), les États-Unis mettent à genoux les leaders technologiques chinois. D’autant plus que ces derniers dépendent encore pour longtemps, sans doute six à sept ans — ce qui est un siècle dans la hi-tech — des semi-conducteurs américains de dernière génération ou de leurs logiciels sophistiqués, extrêmement difficiles à émuler. Remettre à la mode la théorie du « piège de Thucydide », selon laquelle la puissance montante mangerait la puissance installée, est une spéculation gratuite, car elle occulte l’invention de la bombe atomique ou de la Toile, inimaginables par le sage grec. La primauté américaine n’a pas dit son dernier mot.
La montée en puissance de la Chine est une formidable réussite dans bien des domaines. Elle n’est pas forcément irrésistible.
Une tectonique des plaques culturelles
Lorsque l’on dialogue avec les responsables chinois de tous niveaux, généralement fort intelligents et bien formés, on en vient souvent à achopper sur un certain nombre de mots comme s’ils étaient intraduisibles. « Liberté », « transparence », « responsabilité », « réciprocité » font, par exemple, partie de notre patrimoine génétique. Ces mots ont une traduction littérale chinoise dans un dictionnaire. Mais les concepts que renferment ces mots échappent à toute référence commune. Rapprocher les notions, les expliquer, trouver des voies de dialogue commun en parlant de valeurs partagées est parfois un exercice de haute voltige.
Que signifient un traité, un contrat, qui pour nous contiennent des obligations précises ? La force de l’écrit, incontournable chez nous, s’efface devant la tradition de négociation orale chinoise. Ainsi, la Chine a signé le traité d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, puis elle n’en a fait qu’à sa tête. Pékin a piétiné récemment la charte-traité sur Hong Kong, comme on le sait. La Chine a clairement bénéficié de l’ordre international post-1945. Mais elle considère ses obligations comme élastiques, en somme un état de droit « à la carte », avec des institutions internationales « à la carte ». Elle n’est peut-être pas la seule à avoir cette tentation par les temps qui courent, marqués par certains leaders qui en prennent à leur aise. Il n’empêche.
Tout se passe comme si la Chine voulait peu à peu raboter les normes à peu près admises qui avaient jusque-là à peu près régulé les affaires internationales de manière moins sauvage, dans le but d’imposer les siennes. Lesquelles, d’ailleurs ? Comment peut-elle s’y prendre ? En comptant sur son poids spécifique croissant dans l’économie et les affaires mondiales, qui ferait pencher la balance de son côté ? Par la conviction ou par l’intimidation ? La séquence de la pandémie de 2020 est à cet égard confondante. Comme pour se dédouaner d’avoir perdu la face — concept asiatique crucial — après la diffusion mondiale du virus, de hauts diplomates chinois se sont déchaînés ici et là de manière très agressive, en faisant la leçon aux démocraties occidentales de façon lourdement méprisante et souvent mensongère. Tout s’est passé comme si les diplomates de la génération actuelle voulaient briller aux yeux de leur président afin de faire carrière, bien plus que faire avancer les dossiers internationaux.
La tentative de légitimer le mode de gouvernance autoritaire chinois, en le proclamant supérieur au fonctionnement démocratique occidental, se révèle parfaitement contre-productive. L’arrogance à donner des leçons au reste du monde lui revient en boomerang. La projection d’image nationaliste ne séduit personne dans le monde : elle effraye durablement. Ce n’est pas une question politique, c’est un problème culturel. C’est la conséquence d’une profonde méconnaissance des référents culturels des civilisations non-chinoises. Plus lourde de conséquences qu’un égocentrisme de grande puissance, on retrouve intacte cette constante du « sino-centrisme » millénaire de l’Empire du milieu, que le père de Chavagnac décrivait déjà en 1703 : « Entêtés de leur pays, de leurs mœurs et de leurs coutumes, ils ne peuvent se persuader que ce qui n’est pas de la Chine mérite quelque attention ».
Les autorités chinoises prônent de façon insistante le « multilatéralisme », sans doute pour s’inscrire de façon vertueuse en contrepoids des velléités diverses d’unilatéralisme. Mais c’est une rhétorique de l’antiphrase, qui est l’art d’énoncer le faux pour masquer le vrai. Elles en espèrent une mutation des normes internationales à leur profit. Mais pas au nom d’une idée de « bien commun » mondial. Pas en recherchant une adhésion des autres. Cela peut fonctionner ici ou là, par exemple chez ses obligés africains. Mais pour le reste, l’ordre mondial a peu de chances de s’aligner sur la Chine.
La Chine impressionne, manifestement. Mais son attractivité spontanée, son soft power, est faible. Dans l’indice britannique de référence Portland du soft power mondial, les quatre premiers leaders sont européens et — au risque de surprendre un auditoire français ! — le pays en tête du dernier classement est la France. Les États-Unis sont en cinquième position. Mais la Chine ne pointe qu’au vingt-septième rang. Le soft power ne s’impose pas par le haut, de façon autoritaire. C’est bien le problème.
Cela nous ramène à l’Europe, à qui il reste de sérieux atouts. Les valeurs européennes de fond peuvent faire la différence, si on ne les piétine pas. Peut-être le dernier village d’Astérix qui résistera, en termes de valeurs et d’éthique du bien commun, aux turbulences de l’agitation frénétique mondiale, sera-t-il l’Europe.
Jacques Gravereau.
Collège des Bernardins, 24 septembre 2020.