L’urgence académique

Été 2014

Le lexique de l’urgence est habituellement réservé aux domaines de l’action, principalement trois : l’urgence médicale, l’urgence sociale et la procédure administrative d’urgence.Toutes ont leurs structures de fonctionnement et de formation, elles suivent des critères précis visant à répondre dans le plus court délai à  des situations préalablement codifiées, susceptibles d’entraîner un dommage grave voire irréversible.

Mais si l’on refuse de voir dans la « réflexion » une polarité alternative à l’ « action », alors il  est fondé de parler de l’urgence réflexive, nous dirons ici : « l’urgence académique ».

Notre Académie fut en effet créée en vertu d’un principe d’urgence. Récusant toute précipitation, elle s’est dotée de structures nécessaires au traitement des urgences intellectuelles. Et voilà que celles-ci apparaissent au grand jour. Notre corps académique, corps de réflexions fondamentales est aussi  un corps de réactions. Celles-ci devraient de plus en plus s’imposer face à certaines dérives troublantes de la pensée.

Trois exemples. 1. L’affaire de la personne handicapée Vincent Lambert,  dans laquelle la délimitation épistémologique des  compétences disciplinaires (médecine, droit) manque à la clarification, entraîne insensiblement vers des seuils consuméristes, là où la technique brise la retenue que devraient toujours inspirer les mystères de la vie et de la mort. Notre académie s’est exprimée solennellement en juin 2012 dans un texte remarqué, sur la « Fin de vie » ; il lui faudra, selon la même inspiration, en prolonger le propos relativement à la question du handicap.

 2. Ce qu’on appelle « culture » se trouve plus que jamais soumis aux logiques croisées de la voracité financière et de la séduction facile … dont les provocations successives elles-mêmes ne parviennent pas à dissimuler la médiocrité.  Il faut en réalité aller loin, chercher profond dans quelque niche miraculeuse  pour trouver la fraîcheur des sèves créatrices, littéraires, philosophiques musicales, picturales, architecturales. Elles sont là pourtant et nos Sociétaires institutionnels (Universités catholiques, Revues, Associations de pensée) s’attachent ardemment à en protéger le terreau. Notre Académie s’honore aussi de faire retentir, même modestement, la parole d’artistes qui placent leur talents sous la lumière transfiguratrice de l’Esprit divin. Nous ferons un pas de plus, je l’espère décisif, lors du prochain colloque national prévu le samedi 6 décembre 2014 intitulé : «Culture et transcendance» où, afin de témoigner de cette audacieuse articulation, ont été convoqués à la barre, outre les arts, les acteurs des sciences, de l’économie, de la philosophie et de la théologie.

3. Ce qui depuis deux siècles se présentait, avec toutes les rhétoriques disponibles, comme l’instance inaliénable et auto-justifiée de l’organisation sociale et de l’épanouissement historique, i.e. le sujet humain, est désormais, c’est fait, en situation de péril démultiplié. Ce n’est plus de la science-fiction, c’est du futur au présent. En amont du danger écologique et de l’étouffement technologique dont le transhumanisme est une expression emblématique, il y a devant nous deux dangers foncièrement corrélés : la mise en cause de l’universel humain et la montée en puissance du fanatisme conquérant. Si le vocable de «postmoderne» fait sens, c’est bien ici, comme l’avait vu Wolfgang Welsch, en vertu du primat de la métaphore spatiale[1] entendons : l’installation d’un paysage sans paysagiste. Prolongeons : la fragmentation sans principe de reconnaissance, la guerre entre les relativismes et les demandes d’absolus. Plusieurs séances académiques du prochain semestre devront permettre non seulement de décliner un tel problème mais aussi, par-delà le diagnostic, d’en suggérer les voies possibles de sortie.

La révélation biblique nous a habitués aux tonalités de l’urgence ; la prédication évangélique puis apostolique leur a fait largement écho. Déjà pour les prophètes, tel Jonas à Ninive, il était «trop tard». Comme le disait autrefois l’excellent exégète jésuite Paul Beauchamp, « le prophète (biblique) est celui arrive  trop tard ». C’est que  la proclamation non usurpée du « trop tard » est la première condition de la survie collective. Le poète Hölderlin écrivait non sans ferveur croyante : « Là où est le péril croît aussi ce qui sauve ». Mais une autre condition doit surgir pour  qu’un salut advienne : que les lucidités épousent les déterminations. Notre académie ne saurait s’y soustraire.

Philippe Capelle-Dumont
Président de l’Académie catholique de France